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Cadre général: 


Le transport agricole en Tunisie constitue un enjeu socio-économique qui affecte la subsistance de toute une frange sociale qui sont les travailleuses dans le secteur agricole. Ces travailleuses subissent des violences économiques et souffrent d’injustice à plusieurs  niveaux. Le besoin de réformes devient de plus en plus urgent afin de garantir l’équité, la justice sociale et un niveau de vie décent à des milliers de travailleuses. 

Ce Policy Paper s’intègre dans le cadre de la campagne de plaidoyer “Selma taich” axée sur la mobilisation de la société  civile  autour  du  problème  de  transport  des  ouvrières  agricoles.  Cette  campagne  regroupe actuellement 5 associations  (Aswat  Nissa,  FTDES,  Association  Rayhana Jendouba,  Association Femmes Et Citoyenneté au Kef et l’association Voix d’Eve à Sidi Bouzid). 

A ce titre, ce Policy Paper  a été élaboré suite à l’initiative de Aswat Nissa, afin de mettre en exergue le lien entre les violences économiques dont sont victimes les ouvrières agricoles et le problème du transport de ces dernières.

Introduction :

Selon le référentiel de développement agricole en Tunisie,  publié par le Ministère de l’Agriculture, des Ressources Hydrauliques et de la Pêche[1], les femmes rurales représentent 35 % de la gente féminine tunisienne, et environ 58% de la main-d’œuvre rurale. Les femmes rurales sont donc un maillon essentiel du secteur agricole que cela passe par leur force de travail ou par leur contribution à la sécurité alimentaire du pays. 

Elles jouent également un rôle primordial dans la sécurité économique des ménages les plus pauvres puisqu’elles consacrent une part importante de leurs revenus à l’alimentation, la santé et l’éducation des autres membres de leur ménage, enfants compris. Ces revenus proviennent souvent de leurs activités productives : telles que le travail agricole dans les champs ou dans les exploitations familiales, l’élevage, la gestion des semences, la plantation ainsi que la transformation et la commercialisation des produits agricoles.

Les femmes rurales demeurent, malgré ce constat, marginalisées socialement et économiquement. Elles détiennent seulement 4% de la superficie totale des terres agricoles[2] et 17 % seulement des femmes rurales se classent dans la catégorie des travailleuses permanentes[3]. Même étant surreprésentées parmi l’ensemble de la main d’œuvre agricole,  leur travail demeure précaire par son caractère instable ou saisonnier et sa  rémunération très faible.

La main-d’œuvre féminine au niveau des exploitations agricoles revêt donc un caractère important, surtout pour l’agriculture  saisonnière. De plus, cette main-d’œuvre est mobile: en effet, les femmes se voient contraintes de se déplacer pour arriver aux terres qu’elles doivent cultiver. Les distances parcourues peuvent ainsi varier de quelques centaines de mètres à plus de dizaines de kilomètres. Cette mobilité limite également l’accès aux opportunités. 

Elles empruntent le plus souvent un moyen transport privé appartenant à un transporteur qui exerce cette activité de manière clandestine. Généralement originaire de la même région que les femmes qu’il conduit, le transporteur ne dispose que de l’arrière de son véhicule. Ce moyen de transport n’est pas dépourvu de risques, les véhicules utilisés sont conçus initialement pour le transport des marchandises ou du bétail et ne remplissent pas les conditions minimales surtout de sécurité exigées pour le transport des personnes.  Ceci entraîne ainsi de nombreux accidents graves, souvent mortels, d’où leurs appellation “camions de la mort” ou “شاحنات الموت” .

Le transport agricole: des problèmes multidimensionnels

Précarité du travail agricole, les femmes étant le maillon affaiblie de la chaîne:

La précarité est visible dans tous les détails de l’emploi agricole, particulièrement au niveau de la durée du travail, de l’absence des droits sociaux, de la faible rémunération et de l’insécurité des conditions du travail[4].  

La durée légale maximale de travail est fixée par le code de travail, à 9 heures par jour pour les travailleurs du secteur agricole. Ceci est plus élevé encore que dans les autres secteurs d’activités où la durée légale est fixée à 8h. Une étude menée par l’ATFD en 2014 montre que 5% des femmes rurales travaillent entre 10 et 12 heures par jour[5]. 

Par ailleurs, le régime des heures supplémentaires (majoration de 25 % dans le secteur agricole au lieu de 75 % dans les autres secteurs) et des congés payés (ouverture des droits après six mois dans le secteur agricole au lieu d’un mois dans les autres secteurs) sont aussi moins favorables pour les travailleurs et travailleuses agricoles[6] en comparaison avec les autres secteurs économiques. D’autre part et d’après le code de travail tunisien, les fonctionnaires de l’état  ont le droit à un congé de maternité payé de deux mois[7], alors que la même réglementation stipule que les travailleuses permanentes dans le secteur agricole ne bénéficient que d’un seul mois de congé de maternité où elles sont payées la moitié du SMAG[8]. 

Ces conditions ne concernent que le cadre légal régissant l’emploi des travailleur.se.s permanent.e.s, mais le secteur agricole se caractérise par la prédominance de l’emploi informel et non structuré[9] surtout pour les travailleur.se.s saisonnier.re.s. Dans ce cas, les employeurs tendent à ne pas se conformer aux obligations du code du travail. Cette situation de précarité touche particulièrement les femmes qui représentent 58% de cette main d’œuvre puisqu’elles sont, souvent payées 25 % à 50% en moins que les hommes par journée de travail, à savoir entre 10 et 15 TND[10].

Généralement les hommes ne s’intéressent plus au travail agricole, c’est un domaine qui est plus au moins réservé aux femmes; mais dans les rares cas où les  hommes y travaillent, ils sont toujours mieux payés que nous, je suis beaucoup plus expérimentée et je fais les tâches convenablement mieux que les hommes, mais on me paie 10 TND et l’homme se fait payé 25 voire 30 TND / jour”  

(M.M, 47 ans, Souk jedid, Sidi Bouzid).

Les femmes travaillant dans le secteur agricole font face à des conditions de travail pénibles, elles sont dans l’obligation de fournir un effort physique extrême ( transporter des caisses lourdes, se tenir accroupies ou pliées toute la journée, grimper des arbres..), elles sont aussi exposées à des produits chimiques néfastes sans aucun moyen de protection (des pesticides et des fertilisants) et elles doivent aussi supporter les conditions climatiques dures ( froid, chaleur, soleil, pluie..)[11].

Tous ces facteurs amplifient la précarité de ces travailleuses agricoles,  elles n’ont pas la possibilité de jouir de leurs droits fondamentaux de travail ou de les défendre, lorsqu’elles travaillent en  dehors d’un cadre contractuel. Les femmes rurales sont, ainsi, le maillon le plus faible de toute une chaîne de précarisation de ce secteur.

Conditions de transport agricole: 

Le transport des travailleuses agricoles constitue l’un des risques de travail le plus connu par le grand public et ce, grâce à la médiatisation des accidents routiers dont elles sont victimes et grâce au travail de sensibilisation que plusieurs associations ont conduit à grande échelle ces dernières années en Tunisie[12]. En effet, tous les ans, des dizaines d’ouvrières agricoles sont victimes d’accidents de la route. 50 décès et plus de 700 blessées ont été recensés par  le Forum Tunisien des Droits Économiques et Sociaux (FTDES) entre 2015 et début 2021[13]. 

Même en échappant à la mort sur les routes, ces femmes sont victimes de nombreux abus,  pour arriver à leur lieu de travail. Elles sont transportées par des camions de type OM, ISUZU, D-MAX ou 404 Baché qui correspondent  à des véhicules seulement aptes au transport de marchandise et de bétail. Elles sont obligées de rester debout tout le long du trajet et à découvert peu importe les conditions climatiques et peu importe la saison.  Les transporteurs n’hésitent pas à surcharger l’arrière du camion pour tirer un profit maximum par voyage, ils les empêchent de transporter leurs sacs (pour qu’ils ne prennent pas trop de place) ou encore versent de l’eau sur le sol des camions (pour s’assurer qu’elles ne pourront pas trouver d’assise)[14]. 

“On a parfois l’impression qu’on est pas des humains, quand on est dans l’arrière de ces véhicules, c’est comme si on était du bétail. Le transporteur ne nous voit pas en tant que femmes ni en tant qu’humains, on est un ensemble de “5dt”, plus il rassemble de ‘passagères’ plus il a de l’argent. Les risques sont énormes, dernièrement une cousine à moi est décédée à cause du transport agricole, et ceci me perturbe beaucoup , parce que je sens que ça peut m’arriver aussi.” [15]  

(M.M, 47 ans, Souk jedid, Sidi Bouzid)

Ainsi 71% des femmes interrogées dans le cadre du projet de recherche FAIRE (Femmes travaillant dans l’Agriculture : Inclusion, Réseautage, Émancipation)[16] ont déclaré que leurs trajets n’étaient pas du tout ou pas suffisamment sécurisés. Les entretiens dans le cadre de ce projet ont révélé des conditions de transport inhumaines particulièrement lorsque les femmes sont entassées et collées les unes aux autres, leur nombre peut atteindre 45 femmes par voyage[17].

Parmi le même échantillon de femmes, 31% ont déclaré avoir subi des accidents de transport auparavant. Ceci demeure une part importante mais toujours éloignée de la réalité, car la plupart de ces ouvrières ne savent pas que ces accidents sont considérés à des accidents de travail[18]. 

Une dynamique complexe entre les transporteurs, travailleuses agricole et propriétaires terriens: 

Le travail agricole des femmes rurales est essentiellement temporaire, variant selon les saisons et les zones géographiques et la nature des exploitations agricoles (plein champs, sous serres, sous serres multichapelles..) , le seul dénominateur commun est la précarité du travail. 

Les régions agricoles ont été tellement négligées qu’elles se trouvent aujourd’hui avec une pauvre infrastructure routière. Les routes goudronnées ne couvrent qu’une fraction de la totalité des routes, comme à Sidi Bouzid par exemple, où près de 58% des 5781 Kilomètres des pistes rurales attendent encore d’être bitumées[19], ce qui rend le recours au transport public quasi-impossible pour ceux et celles qui travaillent dans l’agriculture puisque les bus et les minibus du transport rural ne peuvent pas accéder aux pistes rurales non goudronnées. Les travailleuses agricoles se trouvent donc contraintes d’avoir recours aux camions de transport pour accéder aux exploitations agricoles

Dans la majorité des cas, les ouvrières agricoles dépendent entièrement des transporteurs qui occupent également la fonction d’intermédiaire entre les agriculteurs propriétaires terriens et les ouvrières. Selon les entretiens effectués dans le cadre de cette étude, plusieurs femmes ont déclaré leur dépendance totale vis-à-vis des intermédiaires pour pouvoir accéder à des opportunités de travail. 

Pour elles, entretenir un bon relationnel avec l’intermédiaire garantit la continuité du travail donc du revenu, et assure le transport depuis chez elles jusqu’à l’exploitation pouvant se situer à plusieurs dizaines de kilomètres. Très souvent, aucune alternative n’existe: transport public, véhicule personnel, entraide communautaire. 

Par ailleurs, certaines femmes ont dénoncé la maltraitance et les abus qu’elles subissent, variant des abus physiques, économiques et psychologiques. Ces dénonciations restent exceptionnelles car toute forme de protestation de leur part peut engendrer la perte du travail et la rupture des liens avec les transporteurs/intermédiaires. Cela a pour conséquence la perte du seul revenu auquel elles peuvent avoir accès.

 “J’étais virée une fois, parce que je parle, je dénonce, je m’oppose à la maltraitance, donc on m’a virée, et maintenant c’est moi qui cours après la voiture du transport! j’ai supplié le transporteur de me pardonner et de me laisser travailler, j’ai dû promettre de ne plus causer de ‘problèmes’, je n’ai pas le choix ”[20].

( A.A, 30 ans, travailleuse agricole à Mezzouna, Sidi Bouzid)

Il a été constaté que très peu de femmes sollicitent directement les agriculteurs (seulement 8%)[21], car ce genre d’approche ne garantit pas un travail à long terme, limitant leurs opportunités de travail aux agriculteurs de la région, les entretiens tenus avec les travailleuses agricoles de la région de Sidi Bouzid ont révélé que les femmes évitent cette approche car les agriculteurs offrent un travail temporaire de 10 ou 20 jours, alors que les intermédiaires peuvent garantir un travail continu dans différentes exploitations et avec différents agriculteurs. Par conséquent, les intermédiaires profitent de la vulnérabilité économique des femmes et de leur besoin de travail, ils se permettent donc de leur imposer des conditions de transport pénibles, et prélèvent le coût du transport directement de leur paie journalière[22].

De leur part, les agriculteurs et les exploitants agricoles, en plus du transport des marchandises et du bétail, ont recours au service des transporteurs pour trouver et transporter de la main-d’œuvre. 

Selon l’étude du projet FAIRE[23], les transporteurs se mettent d’accord avec les agriculteurs en recevant une somme forfaitaire en plus de ce qu’ils font payer aux travailleuses qu’ils transportent. 

Un cadre institutionnel qui entrave la réforme 

La multitude des parties prenantes dans la question du transport agricole (Voir tableau ci dessous) disperse la prise de décision et obstrue les potentielles réformes du secteur.

La responsabilité des accidents routiers que subissent les femmes agricoles est attribuée à plusieurs acteurs, qui interviennent à des degrés différents qui peut engendrer un chevauchement entre les juridictions d’une ou plusieurs institutions.

ActeursInstitutionsResponsabilités
Ministère de l’Agriculture,des Ressources Hydrauliques et de la PêcheCRDA+ Bureau de l’appui à la femme rurale: La coordination avec les services du Ministère des Affaires de la Femme et de la Famille pour la réalisation du plan National en faveur de la femme rurale,  La production et la diffusion de l’information,  Le renforcement des capacités et des compétences des cadres intervenant dans la promotion de la femme rurale dans l’agriculture,
Ministère de  Famille, de la Femme, de l’Enfance et des Personnes Âgées Lutte contre la violence à l’égard des femmesApplication des conventions internationales ratifiées (CEDAW) 
Ministère de l’Intérieurla garde nationale 

l’observatoire de la sécurité routière et la garde de circulation
chargés de la sécurité dans les zones rurales et périurbaines,  
Surveillance de la sécurité routière, la collecte, l’analyse et la documentation des informations et les données relatives au niveau national et international et établissement de bases d’information à cet effet
Ministère de l’Équipement et de l’habitat. Veiller à l’entretien, à la modernisation et au développement du réseau routier classé Gestion du réseau des pistes rurales relevant du ministère et se trouvant hors des zones forestières et irriguées.
Ministère de transportDirection générale des Transports Terrestresdévelopper un système de transport complet, La mission transport doit répondre aux besoins de transport des personnes dans les meilleures conditions possibles, notamment en termes de sûreté, du coût de qualité
Ministère de l’emploi et de la formation professionnelleélabore la Politique Nationale dans le domaine de la Formation Professionnelle et de l’emploi,Dans ce cadre , il vise à harmoniser les tendances générales et les choix économiques et sociaux avec la réalisation des objectifs d’Emploi à travers  la  mise en œuvre des stratégies nationales ,  des études et des recherches visant à définir une politique de développement du secteur. 
Ministère des affaires socialesfixation du salaire minimum agricole garanti. 

De plus, il n’y a aucun contrôle réel sur le circuit du transport agricole malgré la mise en place de l’arrêté gouvernemental n° 2020-724 du 31 août 2020, fixant les conditions de l’exercice de l’activité de transport des travailleurs agricoles et les conditions du bénéfices de ce service. Cet arrêté reste inadapté à la réalité autant pour sa complexité bureaucratique que pour la multitude des acteurs qui contrôlent l’application de ce décret[24]. 

En effet, la Commission consultative régionale du transport des travailleurs agricoles créée dans le cadre de cet arrêté se compose des représentants des ministères de l’intérieur, du transport, de l’agriculture, de l’équipement, d’un représentant du gouvernorat, des représentants de l’UTAP et de l’agence du transport terrestre, alors qu’il n’y a aucune indication sur les responsabilités de chaque membre de la commission, ni de leur juridiction d’intervention[25]. 


Lors de cette étude, une demande d’accès à l’information a été déposée auprès du ministère de transport demandant le nombre de permis attribués aux transporteurs agricoles suite à laquelle le ministère a déclaré qu’il ne dispose pas de ces chiffres, et qu’il faut consulter chaque gouvernorat séparément pour en obtenir la réponse[26]. La possibilité qu’aucune autorisation de transport agricole n’ait été attribuée depuis la parution de l’arrêté gouvernemental n° 724 en 2020 n’est pas à écarter. 

Création de la catégorie transport agricole : la solution qui donne naissance à de nouveaux défis

La pratique actuelle du transport des travailleurs agricoles est une infraction en vertu de l’article 85[27] du code de la route qui punit d’une amende allant de cent (100 TND) à deux cents (200 TND) dinars quiconque aura commis le délit de transporter des personnes sur un véhicule non adapté à cet effet.

La loi n°2019-51 du 11 juin 2019 a créé une catégorie de « transport agricole » qui est un service de transport commun non régulier de personnes réservé aux travailleurs agricoles titulaires, saisonnières ou occasionnelles. Cette loi a été suivie par l’arrêté gouvernemental n° 724 du 31 août 2020 relatif au contrôle des conditions d’utilisation de l’activité de transport des ouvriers agricoles et des conditions d’utilisation de ce service.
L’article 3 de l’arrêté susmentionné[28] relatif à la délivrance de la carte de travailleur agricole complique la procédure de son obtention puisqu’il stipule la coordination entre le ministère chargé de l’agriculture, le ministre chargé des transports et le gouverneur. Cet article ne précise pas  le rôle exact que devrait jouer le ministère chargé de l’agriculture qui est supposé avoir la plus large base de données sur le travail agricole et une meilleure répartition géographique via ces institutions (CRDA, CTV…) représentant un service de proximité pour les travailleuses agricoles.

L’attribution de la carte de travailleur.se agricole est déléguée aux gouverneurs. Les travailleurs devraient donc obtenir un certificat de travail auprès de leurs employeurs pour pouvoir déposer la demande auprès du gouvernorat. Cette alternative semble peu pratique puisque la plupart des ouvrier.e.s travaillent de façon informelle .

Dans le même contexte, les obligations listées dans l’article 16 par rapport au véhicule pouvant obtenir l’autorisation demeurent irréalistes, à titre d’exemple, le critère “les dispositifs coupant le courant électrique de toutes les parties d’une voiture” n’existe pas dans la quasi totalité des voitures circulants en Tunisie ce qui pourrait empêcher l’octroi de l’autorisation auprès des autorités concernées. 

Actuellement sur le marché tunisien, il n’existe pas de véhicules pouvant satisfaire tous les critères listés dans cet arrêté. Toutefois, le ministère de transport refuse l’alternative d’effectuer des modifications[29] sur la remorque pour obéir à cet arrêté. Autrement dit, les critères listés dans ledit arrêté ne laissent aucune alternative autre qu’importer de nouveaux véhicules dédiés exclusivement au transport des ouvrier.e.s agricoles, ce qui s’avère être coûteux  et compliqué pour une activité qui n’est pas suffisamment rentable.

Vers un transport agricole digne et sécurisé

Formaliser le transport agricole

 La lutte pour un transport digne et sécurisé des ouvrier.e.s agricoles ne peut se résoudre qu’à travers l’intervention sérieuse de l’État avec ses institutions concernées. Cette intervention doit être réaliste, adaptée aux contextes spécifiques des régions, et doit toucher tous les niveaux de l’équation. 

Le ministère de l’agriculture contrôle 24 CRDA et 194 CTV[30] (cellules territoriales de vulgarisation) sur tout le territoire tunisien, ces organismes possèdent les données spécifiques de chaque région agricole et interviennent sur le terrain avec les agriculteurs[31]. Le ministère peut attribuer à ces organismes la création des bureaux d’emploi où les exploitants agricoles peuvent offrir du travail, où les ouvrières peuvent s’inscrire pour trouver de l’emploi et finalement où les transporteurs peuvent offrir leurs services de transport conforme aux normes précisées dans la loi n° 2019-51 du 11 juin 2019. Les agents des CTV peuvent aussi atteindre et souscrire les travailleuses qui ont des difficultés à accéder à ce service lors de leurs missions sur le terrain. 

Ces bureaux peuvent également être attribués aux sociétés mutuelles des services agricoles (SMSA), aux groupements de développement agricole (GDA), aux coopératives agricoles ou toutes autres sociétés de service préexistantes ou créées à cet effet et qui s’inscrivent dans le cadre de la loi de l’économie sociale et solidaire qui a été conçue afin de “réaliser la justice sociale et formaliser l’économie informelle”  lorsqu’elle sera mise en vigueur[32].

Afin de garantir une large adhésion à cette initiative, une campagne de lancement et de promotion de ces bureaux devrait être mise en place auprès des bénéficiaires, à savoir les ouvrières agricoles, les transporteurs et les agriculteurs. Cette campagne pourra être menée par les agents de terrains des CRDA et des CTV et en partenariat avec la société civile engagée auprès de ces femmes ( exemple: Selma T3ich, la plateforme FAIRE), qui possède, tous  les deux, une bonne compréhension de la réalité de terrain et un large réseau de contacts. Ces approches peuvent aussi être appuyées par l’intervention de la garde nationale qui se tâchera de resserrer le contrôle sur les transporteurs clandestins.

En parallèle, un programme de subventions ou d’incitations financières peut être mis à disposition des agriculteurs qui s’engagent à travailler exclusivement avec les bureaux d’emploi dans les CTV, et à déclarer leurs employés permanents ou saisonniers. L’APIA (Agence de promotion des investissements agricoles) pourrait se charger de l’élaboration et du suivi de ce programme, comme les autres programmes de subventions agricoles préexistants[33].

Cette procédure aura pour impact direct d’officialiser le métier de transporteur, mais encore de garantir les droits des ouvrières en leur offrant un endroit où elles peuvent accéder facilement et de manière contrôlée au marché de travail, déposer des plaintes et réclamer des abus auprès des autorités concernées, et de leur garantir un transport adéquat et sécurisé.

Élargir la couverture sociale pour inclure les accidents des trajets

Parmi les conventions de l’Organisation Mondiale du Travail, la Tunisie a ratifié la Convention (n° 17) sur la réparation des accidents du travail dans le domaine de l’agriculture depuis 1957[34], sur le plan pratique, la notion d’accident de travail inclut l’ensemble des accidents survenant aux travailleurs sur le chemin du travail, quels que soient le moyen ou les conditions de transport utilisés et la qualité de ceux qui l’assurent.
Le gouvernement doit aussi instaurer une refonte du régime de couverture sociale adapté aux ouvrières agricoles, de le généraliser et assurer une couverture sociale équitable et accessible. L’adhésion des ouvrier.e.s agricoles aux bureaux d’emploi auprès des CTV permettrait de créer une base de données sur laquelle le gouvernement pourrait baser les réformes ( nombre d’adhérents, état civil, situation financière etc..)

Les travailleur.es seront ainsi protégés contre les risques des trajets en adoptant le régime de protection sociale applicable à tou.te.s les ouvrier.e.s inscrit.e.s sur un registre détenu par une autorité régionale ou par la commission régionale de l’agriculture conformément à la loi n° 2019-51.

Amélioration des véhicules du transport agricole


Les principales sources d’accidents et de blessures, graves ou mortelles, pour les femmes travaillant dans le secteur agricole sont multiples, à savoir l’état des routes, l’inattention des transporteurs ou des autres conducteurs, mais la cause la plus directe est le véhicule lui-même. Le transporteur a l’obligation de garantir que les travailleuses sont transportées aux champs en toute sécurité et que des mesures sont prises pour réduire les dangers.

La gestion du transport durant le temps de travail est nécessaire pour protéger les personnes et éviter que les véhicules ne soient endommagés. Pour garantir cela, un véhicule destiné spécifiquement au transport des travailleuses agricoles doit remplir certaines conditions afin de répondre à deux objectifs principaux : la sécurité et le confort des travailleuses et la rentabilité de l’activité.

Dans un souci de sécurité, un véhicule destiné à transporter des travailleuses agricoles doit répondre à une série de critères:

  • Chaque véhicule doit avoir un nombre de places prédéfini selon son modèle.
  • Les remorques doivent comporter des sièges afin que les travailleuses ne soient pas debout.
  • Chaque siège doit obligatoirement être pourvu d’une ceinture de sécurité
  • Le véhicule doit être muni d’un escalier (fixe ou mobile) pour faciliter l’accès.
  • La remorque du véhicule doit être couverte pour protéger les ouvrières des facteurs naturels externes comme le soleil, le vent et la pluie.
  • Le véhicule doit obligatoirement être prêt à des trajets off-road (pneus off-road).

L’arrêté gouvernemental n° 724 du 31 août 2020 fait référence à plusieurs autres normes concernant les conditions régissant les activités de transport des travailleurs agricoles et les conditions d’utilisation de ce service, telles que les pneus de secours, les outils nécessaires en cas de panne mineure, la possession d’un extincteur de capacité suffisante et en bon état de fonctionnement, d’une boite pharmacie avec les produits et les accessoires de premiers secours, deux triangles de danger et une lampe portative à un endroit bien visible dans le véhicule. L’arrêté gouvernemental susmentionné devrait également être amendé pour supprimer une norme incompréhensible et peu pratique selon laquelle “les dispositifs coupant le courant électrique de toutes les parties d’une voiture doivent être placés à la portée du conducteur”[35], ce qui pourrait empêcher l’octroi de l’autorisation auprès des autorités concernées.

La solution la plus pratique pour s’assurer que toutes ces normes s’appliquent est d’apporter les modifications ci-dessus aux véhicules. Cependant, cela nécessiterait
l’élaboration d’un cahier des charges par le ministère du Transport mettant en évidence les critères de modifications des véhicules et d’autorisation de l’exercice d’activité de modification pour obtenir le certificat de la visite technique. Le ministère se chargera aussi d’entamer des négociations avec les compagnies d’assurance pour envisager l’adhésion de ces véhicules.

Recommandations

Ministère du transport:

  • Initier un cadre législatif exceptionnel pour le transport agricole qui autorise les modifications des véhicules dédiés au transport agricole pour l’obtention du certificat de visite technique.
  • Élaboration d’un cahier des charges mettant en évidence les critères de modifications des véhicules  de transport agricole et d’autorisation de l’activité de modification.
  • Élaboration des accords avec les compagnies d’assurance pour envisager l’adhésion de ces véhicules à leurs services à des taux raisonnables.

Présidence de gouvernement:

  • Amendement de l’arrêté gouvernemental n° 724 du 31 août 2020 tout en:
  • Modifiant l’article 16 et renvoyant les critères du véhicule au cahier de charge qui sera élaboré par le ministère du transport.
  • Attribuant les juridictions de l’attribution de la carte de travailleur agricole et aux organismes sous tutelle du ministère de l’agriculture en accord avec les acteurs sociaux concernés (UTAP, UGTT..).

Ministère de l’Agriculture, des Ressources Hydrauliques et de la Pêche Maritime avec ses institutions affiliées (CRDA, CTV, APIA): 

  • Création des bureaux d’emploi agricole au sein des CTV et des CRDA dans chaque région qui se chargera de coordonner entre les ouvrières, les transporteurs et les agriculteurs. ( Amendement de l’Article 22  de l’ordre nº 832 du 29 juin 1989 régissant l’organisation administrative et financière et le fonctionnement des CRDA)
  • Création d’un programme de subvention pour inciter les agriculteurs à adhérer aux bureaux d’emploi. Ce programme peut être directement mis en place par l’APIA 
  • Lancement  d’une campagne de sensibilisation pour encourager l’adhésion des agriculteurs, des transporteurs et des ouvrières à ces bureaux en partenariat avec la société civile.
  • Une fois ce système mis en place, s’assurer de la diffusion de l’information et de l’accès à ces opportunités économiques aux femmes les moins privilégiées et les moins connectées. 

Ministère de l’équipement et de l’habitat: 

  • Aménager l’infrastructure routière rurale pour garantir une circulation plus sécurisée suivant une cartographie d’intervention des routes à aménager suivant les régions et les saisons agricoles. 

Ministère des finances: 

  • Fournir des incitations fiscales pour faciliter l’achat ou la modification de véhicules pour le transport des travailleurs du secteur agricole 
  • Instaurer un programme de financement pour l’acquisition/ modification de véhicules avec la banque nationale agricole ou toute autre institutions financières concernées (prêts, microcrédits, avantages fiscaux…)

Ministère d’intérieur: observatoire national de la sécurité routière et La garde nationale 

  • Resserrer le contrôle sur le transport agricole clandestin et appliquer les mesures dissuasives appropriées. 
  • Elaborer une stratégie de lutte contre la corruption

[1]  L’aspect genre dans l’agriculture tunisienne, p38 http://www.onagri.nat.tn/uploads/Etudes/160314_Tunisie_referentiel%20agriculture%20durable_web.pdf [2]  Le droit au foncier: de la dépossession à la réforme agraire, Aymen Amayed, 2021 https://houloul.org/fr/2021/10/26/le-droit-au-foncier-de-la-depossession-a-la-reforme-agraire/  [3] Référence 1[4]  RÉFÉRENTIEL DU DÉVELOPPEMENT AGRICOLE DURABLE EN TUNISIE http://www.onagri.nat.tn/uploads/Etudes/160314_Tunisie_referentiel%20agriculture%20durable_web.pdf  [5]  Enquête sur les conditions de travail de la femme en milieu rural, ATFD et Observatoire Asma Fanni pour l’égalité des chances et la citoyenneté des femmes en Tunisie, Septembre 2014. [6]  L’article 88 du code du travail [7]  Art.48 de la Loi N. 83-112 du code de travail : Le fonctionnaire de sexe féminin bénéficie, sur production d’un certificat médical, d’un congé de maternité de deux mois à plein traitement cumulable avec le congé de repos. [8]  Le congé de maternité en Tunisie : durée, salaire et conditions, Ayelti.tn https://ayelti.tn/grossesse/travail-et-grossesse/conge-de-maternite-en-tunisie/#:~:text=Cong%C3%A9%20de%20maternit%C3%A9%20%3A%20conditions%20et,pr%C3%A9c%C3%A8de%20la%20date%20d%27accouchement. [9]  Secteur non structuré, politique économique et structuration sociale en Tunisie, Jacques Charmes https://books.openedition.org/iremam/2564?lang=en [10]  58% of female farm workers in Tunisia paid between 10 and 15 dinars per day (survey), Agence Tunis Afrique Presse,31/08/2020 https://www.tap.info.tn/en/Portal-Society/13024256-58-of-female-farm [11]  Enquête sur les conditions de travail de la femme en milieu rural, ATFD et Observatoire Asma Fanni pour l’égalité des chances et la citoyenneté des femmes en Tunisie, Septembre 2014. [12]  Jendouba / Selma Taïch : Plaidoyer pour un transport sécurisé des travailleurs et travailleuses agricoles https://www.letemps.news/2021/11/20/jendouba-selma-taich-plaidoyer-pour-un-transport-securise-des-travailleurs-et-travailleuses-agricoles/ [13]  Le FTDES s’indigne du décès d’une travailleuse agricole et dénonce une marginalisation qui se poursuit https://www.businessnews.com.tn/le-ftdes-sindigne-du-deces-dune-travailleuse-agricole-et-denonce-une-marginalisation-qui-se-poursuit,520,121876,3 [14]  Focus groupe réalisé dans le cadre des travaux de recherche pour l’élaboration de ce policy paper avec des travailleuses agricoles de la région de Sidi Bouzid, le 23 octobre 2022. [15]  Entretien individuel des femmes travaillant dans l’agriculture dans le cadre des travaux de recherche pour l’élaboration de ce policy paper avec des travailleuses agricoles de la région de Sidi Bouzid, le 23 octobre 2022. [16]  FAIRE est un projet se déroulant dans 5 régions de la Tunisie et œuvrant pour l’autonomisation socio-économique des travailleuses dans l’agriculture et la pêche.F [17]  Projet FAIRE, Rapport finale de la recherche-action sur les conditions de vie et de travail des femmes travaille dans l’agriculture et la pêche dans les régions de Jendouba, Kasserine, Mahdia, Sfax et Sidi Bouzid, p 37 [18]  AGRICULTURE TRAVAIL DROIT Analyse de la situation actuelle,des enjeux et recommandations Cas de la Tunisie et de l’Italie p 113 [19] Infrastructure: Bitumage des pistes rurales dans le gouvernorat de Sidi Bouzid jusqu’à 2018, Khalil Gdoura, 2021. http://www.tunelyz.com/2021/04/etat-pistes-agricoles-sidi-bouzid.html [20]  Entretien individuel des femmes travaillant dans l’agriculture dans le cadre des travaux de recherche pour l’élaboration de ce policy paper avec des travailleuses agricoles de la région de Sidi Bouzid, le 23 octobre 2022. [21]  Droits économiques et sociaux des travailleuses agricoles en Tunisie, Projet FAIRE. page 27. [22]  Les ouvrières agricoles, ces sacrifiées du modèle agricole tunisien, Middle East Eye, Thierry Brésillon, 6 mai 2019 https://www.middleeasteye.net/fr/reportages/ouvrieres-agricoles-les-sacrifiees-du-modele-agricole-tunisiens?fbclid=IwAR3pULuXtUC-8_Q6sWjcQAeZtLMHukcHuAoTm8kGvGmQU3RccL-l49LiZcs%20 [23]   Droits économiques et sociaux des travailleuses agricoles en Tunisie, Projet FAIRE. [24]  Décret gouvernemental n° 2020-724 du 31 août 2020, fixant les conditions de l’exercice de l’activité  de transport des travailleurs agricoles et les conditions du bénéfice de ce service. http://ilo.org/dyn/natlex/docs/ELECTRONIC/112199/140100/F-2042913450/TUN-112199.pdf [25]  idem [26]  Demande de l’accès à l’information n°6790-21-15 déposée le 10 Novembre 2022  au bureau d’ordre du ministère du transport [27]  Code de la route https://www.droit-afrique.com/uploads/Tunisie-Code-2017-route.pdf [28]  Décret n° 2020-724 du 31 août 2020, fixant les conditions de l’exercice de l’activité de transport des travailleurs agricoles et les conditions du bénéfices de ce service. https://www.ilo.org/dyn/natlex/natlex4.detail?p_lang=fr&p_isn=112199&p_count=96667 [29]  Selon un entretien avec un cadre du ministère de l’agriculture [30]  Liste des cellules territoriale de vulgarisation en Tunisie http://www.agridata.tn/dataset/liste-des-cellules-territoriales-de-vulgarisation/resource/41292905-9929-4589-8d62-6cea281cb38d [31]  Article 22  de l’ordre nº 832 du 29 juin 1989 régissant l’organisation administrative et financière et le fonctionnement des CRDA http://www.marchespublics.gov.tn/onmp/documents/document.php?id=232&lang=ar [32]  Loi n° 2020-30 du 30 juin 2020, relative à l’économie sociale et solidaire https://www.ilo.org/wcmsp5/groups/public/—ed_emp/—emp_ent/—coop/documents/legaldocument/wcms_750308.pdf [33]   Avantages financiers offerts par l’APIA selon l’investissement http://www.apia.com.tn/subvention-financiere.html [34]  Ratifications de C017 – Convention (n° 17) sur la réparation des accidents du travail, 1925 https://www.ilo.org/dyn/normlex/fr/f?p=1000:11300:0::NO:11300:P11300_INSTRUMENT_ID:312162 [35]  article 16 de l’arrêté gouvernemental n° 724 du 31 août 2020

Références bibliographiques
Le contributeur

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