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Introduction

Il semble que le projet de construction par la base incarne le changement souhaité par Kais Saied. S’il ne l’a plus mentionné depuis son investiture, le président en a brièvement parlé lors de sa campagne électorale, sans pour autant susciter de réactions de la part de la sphère politique et intellectuelle. Cela s’explique principalement par le fait que cette dernière pratique la politique de l’autruche, ignorant la possibilité qu’un tel projet puisse être mise en œuvre.  C’est peut-être ce qui a poussé plusieurs personnes à soutenir Kais Saied, considérant qu’il est incapable de changer les règles du jeu politique ; la scène politique étant monopolisée par certains partis qui convergent et divergent selon leurs positions et leurs intérêts.

  Le projet a ses caractéristiques, sa nature et ses particularités, qui se sont graduellement imposées jusqu’à devenir déterminants de l’équation politique aujourd’hui. Les décisions et les actions adoptées jusque-là constituent les étapes préparatoires et visent à paralyser l’opposition et à rallier le plus de monde autour du projet. Ce dernier a fondamentalement renversé la pyramide du pouvoir et a annulé le rôle de l’élite et des organisations intermédiaires, suivant une vision particulière de la légalité et de la légitimité.

Le projet de construction par la base : la révolution au cœur de la légitimité

Le projet de construction par la base, en partant de circonstances subjectives et objectives, est devenu un élément majeur dans toutes les procédures, décisions et discours, déterminant ce qui est « révolutionnaire » dans les cadres de la légitimité qu’il cherche à renouveler. Il se manifeste comme une exception « révolutionnaire » et un jalon du processus de transition démocratique, de la loi et de la constitution depuis le 25 juillet jusqu’ à sa concrétisation. 

La campagne explicative : de la révolution à l’État

Une campagne explicative est une campagne électorale atypique. Dès le départ, elle a visé à rompre avec un environnement politique structuré pour s’y substituer, sans reposer sur un financement public ou privé. Cette campagne n’a eu ni porte-parole officiel ni structure apparente, ce qui lui a conféré un caractère horizontal.  Elle a été menée sur les réseaux sociaux via des groupes et des pages Facebook, dont une partie a été mentionnée dans le rapport de la Cour des comptes, de même que sur un travail de terrain assez rudimentaire. Par ailleurs, Kais Saied a refusé d’apparaître dans les médias traditionnels,  les considérant comme moyens dépassés de transmission et de formation du discours et de l’opinion. 

La campagne a réussi à brouiller le schéma démocratique de la communication qui impose divers instruments. Au cours de la dernière décennie, le milieu médiatique a œuvré à se séparer des centres de décision politique et financière. Des comités officiels et civils ont également été créés pour soutenir cet effort, mais l’opinion publique continue de le rejeter ou de se montrer sceptique à son égard. Dans un tel contexte, la figure de Kais Saied symbolise de plus en plus la rupture avec tout ce qui a été construit jusque-là.  

Kais Saied et les partisans de la construction démocratique ont préféré zapper aux élections de 2014 et attendre celles de 2019. Celles-ci étaient « le moment tant attendu depuis 2011 », selon Ridha Lénine[1]. Par ailleurs, ces élections ont coïncidé avec l’aggravation de la crise de la transition démocratique, qui a atteint son paroxysme avec la crise économique et sociale. 

Depuis 2019, la présence du président Kais Saied a largement bouleversé le jeu politique, ne se considérant pas comme candidat au pouvoir mais plutôt comme serviteur de la révolution et de l’État tels qu’il les conçoit. Une position qui transparaît dans la plupart de ses discours et positions politiques (crise des pouvoirs, interprétation de la constitution et refus de la prestation de serment aux ministres soupçonnés de corruption[2]). Les mesures prises par Saied le 25 juillet reposent sur ces mêmes principes : les assises de la révolution, de la Nation et du peuple. Autrement dit, celles de l’exception historique qui doit s’incarner dans la réalité.  

Mesures du 25 juillet : la dérogation temporaire à la loi

Nombreux ont été les commentaires et les interprétations juridiques autour des décisions prises le 25 juillet. Mais ce qu’il faut surtout retenir, c’est la situation exceptionnelle créée par la stratégie de consécration du projet de construction. Une exception politique qui offre au président de la république (comme l’affirment les partisans du projet) la liberté de choisir la manière de l’appliquer, et cela conformément au pacte établi entre ces deux parties selon le processus révolutionnaire « cumulatif ». Le président Kais Saied a estimé dans son discours du 25 juillet que le véritable danger émane des institutions de l’État, notamment le Parlement et la Présidence du gouvernement. Selon lui, ces dernières ont paralysé l’État, menaçant son unité et son existence même.

Saied a déclaré qu’il respectait la constitution et n’avait aucune intention de la suspendre : « Ce n’est pas une suspension de la constitution et ce n’est pas une entorse à la légitimité. Nous travaillons dans le cadre de la loi. Toutefois, si celle-ci est utilisée pour les règlements de compte et si elle devient un instrument pour les voleurs qui ont pillé l’État et le peuple, la législation, sous sa forme actuelle, ne représente plus la volonté populaire, mais le moyen de la violer. Ici, nous assumons notre responsabilité devant Dieu, devant le peuple et devant l’Histoire… »[3].

La volonté du peuple est un élément central du projet de construction, elle incarne une responsabilité historique et éthique. Elle impose  d’empêcher les profiteurs de détourner la loi, à commencer par le Parlement et le pouvoir exécutif. Dans son interprétation radicale  de l’article 80, le président a essayé d’assurer la légitimité de ses décisions, étant le seul à pouvoir le faire, en l’absence de la Cour constitutionnelle. La réforme dans le cadre du nouveau projet demeure le principal objectif, ce qui reste de la constitution représente, selon Saied, incarne la volonté du peuple, traduite par ses mesures et ses propres décisions. 

Le décret Présidentiel n°117 du 22 septembre 2021[4] constitue la première étape du passage vers la nouvelle constitution, esquissée dans le projet. En outre, on commence à parler de « peuple du projet » pour que le peuple et le dirigeant s’accordent, non plus à travers le populisme, mais suivant la vision du projet de construction qui garantira la conformité de la législation avec la légitimité. Cette étape a débuté avec la concentration des pouvoirs selon la vision réformiste du président, qui contrôle désormais l’exécutif et le législatif. Le pouvoir juridique demeure néanmoins relativement indépendant. Par conséquent, les relations entre le président et le Conseil supérieur de la magistrature se sont progressivement tendues, ce qui a engendré plusieurs différends, notamment en ce qui concerne la réforme judiciaire et les droits de l’homme. Étant donné que le président s’est engagé seul sur la voie de la réforme, il ne travaille pas avec les représentants des magistrats (l’Association des magistrats, par exemple). Ce qui suppose que le président utilisera tous les pouvoirs (selon la logique de l’état d’exception) pour trouver des solutions. en particulier, en rapport avec  la possibilité de dissoudre le Conseil supérieur de la magistrature.

Article n° 117 : une transition facile vers l’après Constitution de 2014

En pratique, le décret est considéré comme une organisation temporaire des pouvoirs publics (« mini-constitution »[5]), qui dans son contenu organise les pouvoirs législatifs et exécutifs. Il confirme et appuie le caractère exceptionnel des décisions, procédures et décrets émis par le Président de la République durant cette période. Le décret réaffirme la souveraineté du peuple et les mécanismes liés à son exercice. À ce stade, il faut s’appuyer que sur le contexte révolutionnaire du nouveau projet de construction pour comprendre cette textualisation. La mention de la « menace imminente » constitue la première étape de la mise en place du projet qui a débuté le 25 juillet et aboutit à la suspension du pouvoir législatif et du gouvernement. Et cela pour mettre fin à toutes les activités qui contredisent la souveraineté du peuple. 

Il est utile de rappeler que le projet et ses partisans, comme l’a déclaré le président Kais Saied, considèrent que le système du processus transitionnel est totalement incompatible avec le parcours révolutionnaire et ses accumulations, y compris la constitution de 2014. Il semble que cette dernière est en train de disparaître peu à peu et qu’il n’en reste que l’article 80, la préface, le premier et le deuxième chapitre. Néanmoins, les dispositions relatives à sa révision par exemple ont été dépassées, et sont mentionnées dans le chapitre 8. Il est aussi possible de réviser le reste, de l’amender ou de l’annuler. On peut donc expliquer le maintien de la constitution par l’état d’exception et les nécessités de son application.  

Le décret n°117 a défini les prochaines étapes pour mettre en place le projet politique. Le Président de la République s’accapare le pouvoir législatif en ce qui concerne la loi électorale, la presse, et d’autres domaines ; et des décrets seront émis à cet égard. 

Le chapitre 7 stipule que ces dernières ne peuvent être annulées par recours. Par ailleurs, pour renforcer davantage ces décrets, l’Instance provisoire chargée du contrôle de la constitutionnalité des projets de loi (IPCCPL) a été supprimée, bien que sa réglementation ne lui permette pas d’intervenir pour les décrets[6]. Que le décret mette l’accent sur ces évidences montre qu’il s’agit, dans le cas du « législateur » (c’est-à-dire le président de la République), d’une vision plus politique que juridique à proprement parler.  

Dans le chapitre 22 : « Le président de la République prépare les projets d’amendements relatifs aux réformes politiques, avec l’aide d’une commission organisée par décret présidentiel. Ces projets d’amendements doivent viser à instaurer un véritable système démocratique dans lequel le peuple détiendrait effectivement la souveraineté, l’exerçant par l’intermédiaire d’élus ou par voie de référendum, et qui repose sur la séparation des pouvoirs et l’équilibre effectif entre eux ; ce système consacre l’État de droit, garantit les droits et libertés civils et individuels, et réalise les objectifs de la révolution du 17 décembre 2010 en ce qui concerne le travail, la liberté et la dignité nationale. Le président de la République soumet ces projets au référendum ». Le deuxième paragraphe réaffirme la souveraineté du peuple et met l’accent sur la nécessité d’établir un « véritable système démocratique ». 

Cette tâche est conférée au Président de la République uniquement, étant chargé de rédiger les amendements relatifs aux réformes politiques et de les soumettre au référendum. Ce qui lui assure le contrôle des lois référendaires, il en sera donc de même pour toutes les lois mises en place par la Présidence. La commission, quant à elle, joue un rôle secondaire. La possibilité de recourir au référendum est également prévue dans le chapitre 15 du décret n°117, qui permet de soumettre tout projet de décret à référendum. C’est censé être le cas de la loi électorale promue par les partisans du projet précédemment[7]. Le décret n°117 a confirmé que la dérogation exceptionnelle et temporaire au processus de transition démocratique et à la loi a déjà commencé à s’institutionnaliser afin d’ouvrir la voie à la mise en œuvre du projet. 

Décisions du 13 décembre : mécanismes de concrétisation du projet

Le président Kais Saied a anticipé le 17 décembre en annonçant de nouvelles décisions[8] pour fixer un calendrier qui constitue, pour le moins qu’on puisse dire, une feuille de route pour le nouveau projet de construction. Et cela dans le but de « corriger le cours de l’Histoire et de la révolution ». Ces mesures visent essentiellement à garantir la volonté du peuple dans le cadre d’une « légitimité législative », selon les propos du président de la République[9]. 

Une consultation nationale commencera à partir de janvier et se poursuivra jusqu’au 20 mars 2022. Une plateforme numérique sera créée à cet effet, en plus des consultations organisées dans les délégations. Des décisions qui ne sont pas sans rappeler les stratégies de « campagne explicative » et le nouveau projet de construction axé sur les localités.

Par la suite, la commission du décret n°117 fera la synthèse des consultations numériques et locales pour esquisser les nouvelles réformes politiques. La date du 25 juillet est à nouveau choisie pour sa symbolique, tout comme le 17 décembre qui devient officiellement la fête de la révolution au lieu du 14 janvier[10]. Ainsi, les prochaines élections législatives seront organisées selon la nouvelle loi électorale.

Les dernières interviews de Ridha Chiheb El Mekki[11] ont révélé que les relations entre le président et les parties politiques et syndicales se limitaient à des discussions en lien avec le projet de construction et ses grandes lignes. Il n’est plus vraiment question d’un dialogue ouvert et participatif entre les différentes parties et organisations mais plutôt d’une approche unilatéraliste, adoptée par le président et ses partisans.  En revanche, l’option des consultations semble confuse et fermée, d’autant que les questions diffusées sur la plateforme n’ont pas reçu de débat public ni d’apport participatif et représentatif. En plus de la situation populiste qui prévaut.

D’un point de vue technique, le processus de préparation et de lancement du Portail de la consultation nationale a buté sur plusieurs obstacles et des retards par rapport aux dates annoncées. De plus, la société civile n’était absente dans les opérations blanches, comme l’a confirmé l’organisation IWatch dans un communiqué à ce sujet[12]. 

Quant au référendum, il ne traduit pas nécessairement les principes de la démocratie ni la souveraineté du peuple. Instrumentaliser un référendum est tout à fait possible, surtout si son sujet est complexe ou lié à des textes juridiques dans leur totalité. Il faut aussi noter que les consultations et les travaux de la commission se terminent à la fin du mois de juin, tel que l’a annoncé le président, c’est-à-dire 25 jours avant le référendum de juillet, un délai relativement court.

Le référendum n’est pas un outil délibératif étant donné qu’il résout des questions controversées au nom de la démocratie directe, mais il est utile pour la délibération démocratique[13]. Cela signifie que le référendum doit être précédé d’un dialogue élargi entre les citoyens afin de garantir la liberté de choisir volontairement. Autrement, des fraudes pourraient avoir lieu, ce qui représente une menace pour la démocratie. 

Résultats du projet de construction par la base : quelles possibilités de rectification ?

Bien que le projet soit très ancré, que ce soit dans les discours ou dans la pratique, il est possible d’apporter des corrections, à l’égard des initiatives du président Kais Saied et du reste des parties (partis politiques, syndicats, société civile et médias). Si ces dernières ne sont pas prises en compte par le projet, notamment en ce qui concerne son implémentation dans les textes et institutions (les nominations au niveau central), celui-ci joue un rôle d’intermédiaire étant donné qu’il vise à représenter la volonté du peuple, selon une conception qui lui est propre et qui est réductrice, comme tous les corps intermédiaires dans la société. 

Le principal défi demeure l’impossibilité que le projet puisse défendre, à lui seul, les intérêts et les choix nationaux, au niveau intérieur et extérieur, étant donné la crise que traverse le pays et les conflits au sein des institutions et des organes de l’État. Cela oblige le projet et ses représentants à ouvrir la voie du dialogue avec les autres parties. Les choix nationaux ne peuvent se concrétiser dans un processus unilatéral qui s’approprie la révolution, le peuple et l’État et ne permet pas d’éviter les pires scénarios à l’avenir.

Consultations et référendum : les enjeux de la légitimité et le renouvellement de la scène politique

Jusqu’ici, Kais Saied continue, par sa popularité et son populisme, à incarner la figure de la légitimité, surtout depuis le 25 juillet. Ce moment a révélé le refus généralisé de la situation et le désir de changement. À travers les consultations et les référendums, le président cherche à cristalliser la légitimité, qui va au-delà de sa personne, pour concerner l’ensemble du peuple.

Le choix du 25 juillet reposait sur l’argument fréquemment repris de séparer la légalité de la légitimité dans la constitution de 2014. Cette séparation s’est justifiée par l’interprétation de l’article 80 et l’annonce de l’état d’exception, ce qui a favorisé une interprétation au détriment d’autres. Le retour à la normale, que prévoit l’article, n’est pas possible au vu du « danger imminent » qui menace les institutions et les structures. Avec une telle interprétation, la constitution perd de sa cohérence puisque la légitimité est justifiée par les outils de la légalité. Elle n’existe plus que sur un plan formel. Tel est le cadre général du passage à une nouvelle légalité (élections, institutions) qui exprime concrètement la légitimité.   

Cette transition est conditionnée par les décisions et mesures annoncées, outre le contexte populiste. Néanmoins, il reste le choix d’influer sur les résultats des consultations et du référendum en rivalisant sur la légitimité avec le président et ses partisans, même si l’amendement et la réforme durant l’état d’exception sont considérés, légalement et politiquement, comme un mauvais choix. 

Cela apparaît comme un grand défi pour les organisations et les partis qui, en plus d’être dispersés, sont écartés par le président lui-même. Ces parties ne doivent pas parier sur l’échec de ce dernier et ses partisans, surtout au niveau économique et social. Néanmoins, elles doivent œuvrer à se restructurer et se réorganiser conformément aux enjeux de cette étape et à tirer profit de la revalorisation de l’aspect éthique dans la délibération et du renouvellement de la scène politique, en faveur des défis nationaux[14].  

Le deuxième défi réside dans les consultations numériques et locales. La campagne explicative se poursuit jusqu’à ce jour par des efforts d’expansion et d’intensification. Cela signifie que l’on parie sur l’obtention et la garantie du soutien populaire bien qu’il ne soit pas tout à fait acquis.  

Une contre-campagne qui concurrence la campagne traditionnelle au niveau du discours et de la légitimité politique et révolutionnaire, permettrait de renouveler l’action politique et syndicale, si les parties concernées y travaillent avant le référendum. Une meilleure compréhension du processus et de son déroulement offre la possibilité de le rectifier, et ainsi de régénérer l’environnement politique et ses dirigeants.  

Le président Kais Saied porte avant tout une lourde responsabilité morale et politique. Il appelle à exprimer la volonté du peuple et pose la condition d’une légalité liée à la légitimité. Cela fait que toute tentative de déviation ou de contrôle des consultations et du référendum décrédibiliserait le processus du 25 juillet et le projet de la construction à la base, surtout que ses propres partisans ont assuré que la décision finale revient au peuple. 

Pratiquement, la scène politique a commencé à changer depuis le 25 juillet, notamment avec les scissions au sein de Ennahdha qui ont conduit plusieurs de ses figures historiques à démissionner[15]. Dans un communiqué conjoint, les ex-partisans ont attribué au mouvement la responsabilité de son isolement politique et de la crise nationale qui perdure dix ans après sa montée au pouvoir. Le mouvement fait face à de graves accusations liées aux assassinats et au terrorisme, tandis que d’autres responsables, en plus de plusieurs fonctionnaires, ont été contraints à démissionner sans que cela soit annoncé. 

D’un autre côté, l’Union Générale Tunisienne du Travail s’active à jouer un rôle pondéré dans la création d’une nouvelle approche nationale. Bien que ces efforts demeurent relativement limités, l’UGTT[16], avec d’autres organisations nationales, peut renforcer son rôle durant cette phase sur le plan social et économique. Le syndicat a maintenu une distance critique avec le président sans s’allier pour autant avec ses adversaires. Au demeurant, le défi consiste à se repositionner et à imposer au président et ses partisans un processus qui ne soit pas unilatéral mais participatif. 

La société civile et l’enjeu des droits et libertés

Lors de plusieurs conseils ministériels, le président Kais Saied a insisté sur la garantie des droits et libertés, y compris la liberté de manifester et de s’exprimer. Toutefois, la situation s’est détériorée récemment et de nombreuses violations ont été enregistrées. Cela place la société civile en première ligne pour faire face aux violations et à toute régression éventuelle, à l’heure où les problèmes socio-économiques éclipsent ces questions, désormais rattachées au processus politique et juridique. Plusieurs communiqués et mouvements ont dénoncé cette négligence, et certaines organisations ont pointé du doigt le populisme dominant.  

Le Syndicat national des journalistes tunisiens y faisait précédemment référence dans son communiqué du 6 octobre 2021[17]. Il a affirmé son rejet catégorique des procès militaires de civils sur la base de leurs opinions, positions et publications, considérant cela comme une atteinte à la liberté d’expression et à la démocratie. Il a également rejeté la situation populiste qui se traduit par des procès d’intention contre les opposants « par des partis qui se présentent comme les alliés du président de la République ». Ce dernier et ses partisans portent une part de responsabilité puisque leurs choix sont empreints de populisme. Cette orientation a créé un climat tendu marqué par les divisions et les accusations. 

Human Rights Watch[18] a également déclaré, dans son communiqué, que les politiques adoptées portent atteinte aux droits surtout avec des mesures arbitraires telle que l’assignation à résidence de près de 50 personnes. Plusieurs arrestations et procès contre des militants de la société civile et d’hommes politique ont été relayés[19], durant lesquels plusieurs infractions ont été enregistrés. De plus, l’accusation d’outrage à un fonctionnaire public est à nouveau utilisée pour justifier les dérives policières. L’activiste Meriem Bribri a été condamné à 4 mois de prison et une amende de 500 dinars pour avoir publié sur les réseaux sociaux une vidéo montrant un cas de violence policière. Cela pérennise les pratiques habituelles d’atteinte à la liberté d’expression, selon Amnesty International[20]. 

Pendant ce temps, les médias tunisiens tentent encore de percer la politique de communication de la Présidence de la République, qui est considérée comme une violation du droit à l’information. En effet, les conférences de presse sont remplacées par des vidéos publiées sur la page Facebook officielle de la Présidence et sa chaîne YouTube. Dès le départ, le président n’a pas cessé de présenter les médias comme des milieux corrompus, tandis que les restrictions et les agressions contre les journalistes perdurent, selon l’organisation de l’article 19[21]. 

Un positionnement équilibré de la société civile permet d’éviter l’instrumentalisation notamment politique des dossiers de droits de l’homme. Si la présidence continue à adopter cette approche, le pays pourrait se trouver face à de graves crises. La question se pose notamment pour les affaires de terrorisme, d’expulsion, de financement étranger et de lobbying. 

Ces dossiers sont liés à des puissances internationales ayant cherché à s’immiscer dans les affaires nationales à un certain moment. Pour faire face à toute intervention à l’avenir, il faut inclure, de manière unifiée, la société civile et autres parties et réformer la justice, suivant un processus participatif, pour qu’elle soit un instrument juridique et institutionnel efficace pour juger ces dossiers sensibles. 

Le contexte international : entre souveraineté nationale et endettement extérieur

Le contexte international a été pris en compte dans certains des changements antérieurs. Les garanties formulées par le président depuis le 25 juillet ne sont plus à l’ordre du jour, après s’être heurté à la réalité de l’économie et du poids des grandes puissances et des institutions prêteuses. 

Les pays influents ont continué à exiger une échéance pour l’état d’exception, tout en insistant sur la nécessité d’un discours équilibré tourné vers les questions intérieures. Le contexte actuel, notamment en ce qui concerne les équilibres des finances publiques et l’impasse de la crise économique, a favorisé l’élaboration d’une feuille de route qui répond aux exigences de l’extérieur et de l’intérieur ; bien que son contenu demeure flou, les détails des consultations numériques et locales n’ayant pas été précisés jusqu’à ce jour. Ceci la rend ouverte, mais uniquement pour inclure les grandes lignes du projet que traduisent les décisions de Kais Saied et ses discours.

Avant les décisions du 13 décembre, un communiqué du G7[22] exigeait de fixer un calendrier précis pour les mesures exceptionnelles, tout en insistant sur la nécessité d’inclure l’ensemble des parties, partis politiques, organisations et société civile. Il faut noter que le communiqué met l’accent sur l’importance des changements futurs, comme condition « pour garantir d’un soutien large et durable aux progrès de la Tunisie ». 

Au-delà des déclarations diplomatiques, il semble que les positions internationales continueront de suivre de près l’évolution de la Tunisie, comme le montre la déclaration de l’Assemblée parlementaire de l’OTAN[23]. D’un autre côté, plusieurs autres pays arabes, outre la Turquie, continuent de se positionner en fonction des changements survenus depuis le 25 juillet.

Concrètement, la Tunisie s’est retrouvée face aux pressions des alliances régionales et internationales, malgré la récente visite du président Tebboune[24] qui a relativement atténué la situation. La reconstruction intérieure est le seul moyen de protéger les intérêts régionaux et internationaux de la Tunisie, tout en réformant la diplomatie nationale.

Recommandations

Au niveau de la présidence de la République 
  • Offrir de réelles garanties pour empêcher l’instrumentalisation des consultations nationales et du comité chargé des réformes constitutionnelles ; veiller à ce que le référendum ne soit pas un outil pour légitimer les choix et les projets du président.
  • Inclure les partis, les organisations, les médias publics et privés dans le processus politique, économique et social, de manière large et participative.
  • Garantir à la société civile un rôle de contrôle et de surveillance. 
  • Accorder à la question des droits et libertés l’importance qu’elle mérite, étant donné les cas fréquents d’agression et de harcèlement contre des journalistes et des militants. Assurer que des civils ne soient pas jugés devant des tribunaux militaires.
Au niveau des partis politiques et des organisations nationales 
  • Restructurer, organiser, renouveler la gouvernance sur la base de l’intérêt national.
  • Assumer la responsabilité politique et morale et reconsidérer leurs rôles accordement à la situation actuelle et des enjeux du calendrier fixé. 
Au niveau de la société civile 
  • Réseauter et communiquer afin de défendre les droits et les libertés et exercer davantage de contrôle et de surveillance.
  • Se préparer à jouer un rôle de contrôle concernant les mesures annoncées pour l’année à venir

[1]  Asma Baccouche, « entretien exclusif avec Ridha Lénine et Sonia Charbti…qui est derrière la campagne de Kais Saied », Ultra Tunis, 19 septembre 2019. Voir le lien : https://bit.ly/3t5cpYO [2]  Oussema Boudhrioua, « Les origines de la crise politique actuelle en Tunisie », 30 juillet 2021. Voir le lien : https://bit.ly/3JNLfeD [3]  Discours du président de la République du 25 juillet 2021. Voir le lien : https://bit.ly/3zF2Gtl[4]  Décret Présidentiel n° 2021-117 du 22 septembre 2021, relatif aux mesures exceptionnelles. Voir le lien : https://bit.ly/3q0KpU8 [5]  Décret Présidentiel n° 2021-117 du 22 septembre 2021, relatif aux mesures exceptionnelles. Voir le lien : https://bit.ly/3q0KpU8 [6]  Kamel Ben Messaoud, « Le recours contre les décrets devant l’Instance provisoire chargée du contrôle de la constitutionnalité des projets de loi est contraire à la constitution ». Voir lien : https://bit.ly/3HPG3Fl [7]  Voir l’analyse de Khalil Arbi, « Le projet de la construction par la base: utopie ou illusion dans les processus révolutionnaires et démocratiques », Houloul, 26 octobre 2021. Voir le lien : https://cutt.ly/aUKNDYQ [8]  Discours du président de la République, 13 décembre 2021. Voir le lien : https://bit.ly/3qNOWIM [9] Idem. [10]  Sur le changement de la date de la fête de la révolution voir le lien : https://cutt.ly/cUK3b6m [11]  Interview de Ridha Chiheb El Mekki, Shems FM. Voir le lien : https://bit.ly/3qWGZBa [12]  « Le portait électronique de la consultation nationale : entre confusion et manque de préparation », IWatch, 1er janvier 2022. Voir le lien : https://www.iwatch.tn/ar/article/904 [13]  Maoletti Marion, Morel Laurence, « Le référendum : une procédure contraire à la délibération, utile à la démocratie délibérative », dans Loïc Blondiaux (éd.), Le tournant délibératif de la démocratie, Paris, Presses de Sciences Po, 2021, p. 201-223. [14]  Sadok Hammami, « Considérations sur la démocratie tunisienne et ses perspectives », Le Maghreb. Voir le lien : https://cutt.ly/hO2GGRe [15]  « Démission de plus de 100 dirigeants du mouvement Ennahdha », Al-Araby Al-jadid, 25 septembre 2021. Voir le lien : https://cutt.ly/pUK6hvi [16]  Oussema Boudhrioua, « La lutte contre la corruption est possible s’il y a une volonté politique », 25 octobre 2021. Voir le lien : https://bit.ly/3f0GobU [17]  Communiqué du Syndicat national des journalistes tunisiens. Voir le lien : https://bit.ly/3HFfByf [18]  « Tunisie : les politiques répressives du président violent les droits humains », Human Rights Watch, 11 septembre 2021. Voir le lien : https://bit.ly/31xZ5kh [19] Sur les dernières violations, voir le lien: https://bit.ly/3qP0xHw [20]  « Traduit.e.s en justice pour avoir exprimé leurs opinions en ligne: l’utilisation de lois archaïques et bancales pour limiter la liberté d’expression en Tunisie », Amnesty International, 9 novembre 2021. Voir le lien : https://bit.ly/3qP0xHw [21]  « Tunisie : un pas risqué dans la mauvaise direction », L’Article 19, 21 août 2021. Voir le lien : https://bit.ly/3qXxcKW[22]  « Le G7 exhorte la Tunisie à un calendrier précis pour la reprise des institutions démocratiques », France 24, 11 décembre 2021. Voir le lien : https://bit.ly/3qTsMF4 [23]  Présent du AP-OTAN : le retour à des institutions démocratiques fonctionnelles en Tunisie doit être une priorité. Voir le lien : https://bit.ly/3pZzLNk [24]  Imen Aouimeur, « Tebboune invité de Kais Saied…soutien diplomatique, appui financier et coopération économique », 16 décembre 2021. Voir le lien : https://bit.ly/3HKwyqT

Références bibliographiques
Le contributeur

Khalil Arbi

Docteur et chercheur en sciences politiques et membre de l'Association tunisienne d'études politiques

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