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Résumé exécutif

Ce policy brief examine le marché du travail en Tunisie et identifie les caractéristiques du chômage, qui touche principalement les jeunes, les moins instruits et les diplômés du supérieur. Le chômage est principalement dû à un manque d’emplois pour les diplômés du supérieur, qui représentent une proportion importante des chômeurs. Pour réduire le chômage, il est nécessaire de stimuler la croissance économique et de créer des emplois dans les secteurs favorables à l’emploi des diplômés du supérieur, tels que les TIC, la recherche et l’innovation… Il est également crucial d’améliorer l’adéquation entre l’offre et la demande de travail, notamment en alignant les programmes de formation sur les besoins du marché de l’emploi. Les politiques visant à encourager l’entrepreneuriat et à faciliter l’accès au financement peuvent également stimuler la création d’emplois.

Introduction

L’emploi est, sans aucun doute, le principal levier de lutte contre la pauvreté et le premier moyen pour préserver la dignité humaine et vaincre l’exclusion sociale. La création de richesse et d’emplois repose sur la mobilisation et une dynamisation du secteur privé comme agent principal de cette création. Il faudra pour cela lever les contraintes communes à tout investisseur, entrepreneur ou producteur. Pour le long terme, il faut viser des emplois durables et rémunérateurs dans les différents secteurs de l’économie et, notamment, dans les secteurs identifiés comme porteurs ou moteurs : le secteur manufacturier, le tourisme, l’agriculture, la pêche et l’élevage, l’industrie de la construction, et les services à haute valeur ajoutée. 

L’économie tunisienne vit actuellement la pire crise depuis l’indépendance, et il faudra du temps et une solide volonté politique pour en effacer ses traces sur le marché du travail. La reprise économique est une urgence absolue.

La mise en œuvre d’une stratégie qui assure une dynamique de créations d’emplois et en même temps qui arrive à préserver les emplois disponibles à travers une croissance soutenue tirée par de nouveaux secteurs innovants, à haute valeur ajoutée, en parallèle avec des politiques du marché du travail efficaces et souples, s’impose[1].

L’emploi et la lutte contre le chômage et la précarité doivent donc constituer l’une des premières priorités du programme économique et social du gouvernement. Partant d’un état des lieux actuel et d’une analyse critique du marché du travail en Tunisie, nous présenterons dans ce qui suit des propositions réalistes pour réduire le chômage.

Le chômage: diagnostic et ampleur

Le marché du travail en Tunisie est confronté à un grave problème de chômage, en particulier chez les jeunes de moins de 35 ans. Depuis 2007, le nombre de chômeurs a augmenté de près de moitié et affecte environ 4 personnes sur 5 de cette tranche d’âge. Le taux de chômage est plus élevé pour les personnes hautement instruites, avec un taux de chômage de 28%, dont 39,8% sont des diplômés du supérieur. De plus, le taux de chômage est particulièrement élevé chez les femmes diplômées du supérieur, dépassant 38%. Le taux de chômage est également plus élevé dans les gouvernorats de l’intérieur, atteignant plus de 42%, contre 23% sur le littoral, pour un taux de chômage global dépassant 15%[2].

En outre, le marché du travail tunisien est caractérisé par une persistance du faible taux d’activité des femmes, qui est à peine supérieur à 26%. La plupart des chômeurs sont des primo-demandeurs d’emploi et des travailleurs non permanents, soit environ 56%. Les non-diplômés du supérieur, en particulier les hommes, ont une attitude plus entrepreneuriale que les diplômés, avec 28% d’entre eux étant des travailleurs indépendants ou des chefs d’entreprise, contre seulement 9% des diplômés[3].

Le chômage des diplômés du supérieur est lié à deux formes de chômage, principalement le chômage de déséquilibre et dans une moindre mesure, le chômage d’inadéquation. Le chômage de déséquilibre est dû au faible niveau de création d’emplois pour les diplômés du supérieur comparé à la forte progression de l’offre. Le nombre de diplômés progresse, depuis 2005, au rythme moyen annuel de 56 000 diplômés, alors que la moyenne annuelle des créations nettes[4] est d’environ 29 000 par an[5]. Environ la moitié de ces créations d’emplois sont pourvues dans le secteur public. Le chômage d’inadéquation s’explique par l’inadéquation qualitative de l’offre et de la demande de travail, car certaines filières de formation ne correspondent pas aux besoins de l’économie.

Enfin, des raisons structurelles font que même une croissance économique élevée ne permettrait pas de réduire le chômage des diplômés du supérieur à court terme ou à moyen terme. Les secteurs du bâtiment, de l’agriculture, du commerce, des transports, du textile et de l’hôtellerie-restauration, qui concentrent plus de 56% de la population active occupée, offrent, dans leur état actuel, peu de perspectives pour les diplômés du supérieur, n’employant que 18% d’entre eux, avec un taux d’encadrement de 7% en moyenne.

Analyse du marché du travail actuel

La Tunisie est confrontée à des niveaux de chômage inquiétants, en particulier chez les jeunes diplômés du supérieur (DS). Les chiffres parlent d’eux-mêmes : près de 60% des chômeurs DS ont un diplôme ancien d’au moins 5 ans, tandis que plus de 926 000 jeunes de moins de 30 ans sont actuellement considérés comme NEET (ni en emploi, ni scolarisés, ni en formation)[6], soit plus de 150% du nombre de chômeurs de la même tranche d’âge. Ce phénomène de l’exclusion des jeunes du marché du travail est un véritable fléau pour la Tunisie, car il entretient des niveaux de pauvreté élevés et représente une perte d’opportunités pour la croissance économique[7].

Pourtant, la situation démographique offre des opportunités pour l’emploi, avec une baisse continue de la population des jeunes de la tranche d’âge [15;25] depuis 2010 et une demande additionnelle en chute libre. En moyenne, seules 34 000 personnes supplémentaires par an sont entrées sur le marché du travail entre 2012 et 2019, contre 81 000 en moyenne annuelle entre 2005 et 2012. De plus, le nombre de nouveaux diplômés du supérieur est relativement moins élevé depuis 2010, passant de 81 300 en 2010 à 55 000 en 2019 après une augmentation continue de 21 400 en 2000 à 81 300 en 2010[8].

Pour remédier à cette situation, il est essentiel d’exploiter les points forts existants tels que le Service Public de l’Emploi (SPE) avec sa couverture totale du territoire et son système d’information performant, ainsi que des programmes de politique active du marché du travail tels que le CIVP qui sont acceptés par tous les acteurs. Il est également important de remédier aux faiblesses constatées, notamment l’inadéquation de l’offre pour les DS, le tissu économique marqué par des activités à faible valeur ajoutée, l’éparpillement des efforts pour la création de nouvelles entreprises et la faible durée de vie de celles-ci, le manque de dynamisme du secteur privé en matière d’emploi, et enfin la faible mobilité des chômeuses DS des régions intérieures vers les bassins d’emploi des régions côtières.

Enfin, il est crucial d’éviter les menaces pesant sur l’emploi en Tunisie, telles que le très faible niveau d’investissement dans les projets structurants, porteurs et à haute valeur ajoutée, ainsi que les tracasseries administratives qui freinent la création d’entreprises. En somme, l’enjeu est de taille pour la Tunisie, qui doit mettre en place des politiques adaptées pour lutter contre le chômage des jeunes et créer des opportunités d’emploi dans des secteurs porteurs et à haute valeur ajoutée.

Alternatives proposées pour la création d’emplois

S’orienter vers de nouveaux secteurs d’emplois

La solution durable pour résoudre la problématique du chômage en Tunisie nécessite une mutation profonde des secteurs traditionnels et l’accélération de l’émergence de nouveaux secteurs structurellement intensifs en main d’œuvre qualifiée, innovants et à haute valeur ajoutée. À titre informatif, les secteurs pourvoyeurs de main d’œuvre qualifiée, tels que les TIC (taux d’encadrement : 63%) et les services financiers et assurances (taux d’encadrement : 64%)[9], ne représentent qu’une faible proportion du PIB et de la population employée. Bien qu’une croissance économique plus forte soit une priorité pour créer des emplois, cela ne suffit pas à réduire de manière significative le taux de chômage des diplômés du supérieur à court terme, ni même à moyen terme. Des solutions d’urgence doivent être envisagées.

Stratégie proposée

Le marché du travail est un vrai marché au sens économique du terme, avec une offre représentée par les chercheurs d’emploi et une demande représentée par les organisations qui embauchent. Il nécessite une régulation de la part de l’État. Pour résoudre la problématique du chômage, il est donc essentiel de mobiliser tous les leviers disponibles : l’action sur l’offre, l’action sur la demande et l’intervention directe de l’État.

Action sur l’offre

  • Favoriser la création d’entreprises en créant un climat favorable à la libération des énergies grâce à des mesures transparentes et simplifiées. En économie, la libération des énergies désigne le processus visant à éliminer les obstacles qui entravent l’activité économique et à encourager l’entrepreneuriat. Elle se traduit par la libération des énergies créatrices des individus, notamment en offrant un environnement favorable à l’innovation, à la concurrence et à la création d’entreprises.
  • Renforcer les services publics d’intermédiation et d’orientation professionnelle.
  • Continuer à renforcer les programmes de politique active du marché du travail.
  • Financer des formations complémentaires pour les postes d’emploi bien identifiés à l’avance.

Action sur la demande :

  • Soutenir la création de nouveaux emplois et la protection des emplois existants grâce à des politiques de soutien.
  • Mettre en place des programmes ciblés, tels que des subventions salariales pour prendre en charge une partie du salaire et/ou des charges sociales patronales.
  • Créer des dispositifs de partage du travail: il s’agit de mettre en place des mécanismes permettant de réduire le temps de travail des employés tout en préservant leur rémunération. Cela peut prendre différentes formes, telles que la mise en place de temps partiel choisi, la réduction du temps de travail avec maintien de salaire, le partage de poste, le job-sharing, etc.

L’objectif de ces dispositifs est de favoriser une meilleure répartition du travail, en réduisant les inégalités d’accès à l’emploi et en permettant à plus de personnes d’accéder à un emploi tout en préservant un équilibre entre vie professionnelle et vie personnelle. En effet, le partage du travail permet également de réduire le stress et la fatigue liés à une charge de travail trop importante, tout en offrant plus de temps libre pour des activités personnelles ou familiales.

  • Encourager et soutenir financièrement les emplois de proximité, les services à la personne et les entreprises sociales et solidaires.

Intervention directe de l’État

En tant que régulateur du marché, l’État ne peut pas se désengager complètement de la problématique du chômage dans la situation économique et sociale actuelle. Il doit continuer à recruter chaque année 8000 diplômés pendant les 5 prochaines années (notamment dans les secteurs de la santé, de l’éducation, des collectivités locales et régionales). De plus, l’État doit gérer le volet social de la question du chômage, notamment en prenant en compte les situations de chômage de très longue durée, les régions dépourvues d’activités économiques significatives, et la faible participation des femmes sur le marché du travail.

Recommandations

Recommandations générales

  • Réviser les textes d’application du code des investissements dans l’objectif d’orienter les incitations fiscales et financières vers les ressources humaines et l’encouragement à l’embauche, et non pas vers le capital.
  • Accroître les dépenses publiques consacrées aux politiques du marché du travail pour atteindre 0,8% du PIB (ce taux était de 1,3% en 2011 et 0,6% en 2019)[10]. A titre de comparaison, ce taux dépasse 1% dans la plupart des pays de l’OCDE et 2% dans la majorité des pays européens.
  • Créer un climat favorable aux petites entreprises et à l’accompagnement des entrepreneurs en facilitant l’accès au crédit, en accordant un traitement préférentiel aux appels d’offres publics et en réduisant les impôts des entreprises qui embauchent. 
  • Renforcer les SPE. Ces services doivent être capables, en plus des fonctions de gestion des prestations, d’information sur les offres d’emploi et de placement professionnel, de fournir :
  • Un accompagnement individuel d’orientation professionnelle du demandeur d’emploi dans le but de favoriser son «employabilité». Un élément essentiel de ces démarches est l’élaboration d’un plan individuel d’action, mis au point par le bénéficiaire avec un conseiller de l’emploi. 
  • Une assistance, en tant que guichet unique, pour la création de micro-entreprises et le travail indépendant, par une formation des porteurs de projets à la création et à la gestion des entreprises, ainsi que par l’accompagnement des nouveaux entrepreneurs au cours des deux premières années d’activité de l’entreprise.
  • Mettre en place un observatoire des métiers et des compétences pour les diplômés du supérieur ( dont le rôle principal est la réalisation d’enquêtes, en continu, auprès des entreprises économiques pour connaître leurs besoins en qualifications et compétences).
  • Instaurer une prime d’aide au logement au profit des jeunes travailleuses célibataires, notamment les diplômées, dans le but d’encourager la mobilité vers les régions où des emplois vacants sont disponibles.

Recommandations spécifiques

Pour le court terme, deux nouveaux mécanismes de politique active du marché du travail (PAMT) doivent être mis en œuvre et remplacer tous les programmes existants : CIVP, SCV, Karama, etc ….

Ces deux nouveaux instruments d’encouragement à l’emploi des jeunes dans les entreprises privées ou le secteur non marchand (associations et autres organisations) sont :

  • Le Contrat (de stage) Unique d’Insertion et d’Adaptation Professionnelles (CIAP) : Il consiste en un stage en entreprise ou au sein d’une association, de un à deux ans, avec une bourse mensuelle dont la moitié est prise en charge par l’Etat.

L’Etat peut aussi prendre en charge les frais de formation complémentaire si l’entreprise s’engage à recruter le stagiaire à l’issue du stage. Dans ce cas, l’entreprise sera exonérée des charges sociales patronales et bénéficiera d’un crédit d’impôt équivalent au salaire, pendant 5 ans à partir du recrutement. 

Peuvent bénéficier de ce contrat, tous les primo-demandeurs d’emploi, ayant un niveau au moins égal à la 2ème année (avec succès) de l’enseignement secondaire ou équivalent.

  • Le « Programme Entreprise d’Emplois de Proximité » (P2EP) : Destiné aux diplômés de l’enseignement supérieur et conçu dans une logique régionale impliquant un partage des responsabilités avec d’autres acteurs;  la société civile et les autorités locales et régionales. 

Le programme P2EP concerne les activités d’utilité publique et environnementales à l’échelle locale et régionale, les emplois de proximité et les services à la personne, les activités sociales, récréatives, culturelles et sportives, le soutien scolaire, les services de recouvrement, etc. (liste non exhaustive).

Le bénéfice de ce programme est subordonné à la création d’une entreprise et la conclusion d’une convention de collaboration avec une autorité locale, régionale, une maison de jeunes, une maison de culture, une administration régionale ou une association etc…, indiquant le type d’activité et le public cible. L’entreprise ainsi créée bénéficiera au cours des deux premières années d’activité d’une subvention de l’Etat qui sera doublée en cas où ladite entreprise s’inscrit dans le cadre de l’économie sociale et solidaire.

[1]  Hafedh ATEB, « Indicateurs d’employabilité pour les diplômés du supérieur en Tunisie », GIZ, Janvier 2022. [2]  Tunisia employment OCDE base de données. https://data.oecd.org/searchresults/?hf=20&b=0&q=tunisia+employment&l=en&s=score [3] Idem [4]  La création nette d’emploi fait référence à la différence entre le nombre total de nouveaux emplois créés et le nombre total d’emplois perdus dans une période donnée dans un secteur ou une région donnée. En d’autres termes, elle mesure l’augmentation ou la diminution nette du nombre d’emplois dans un secteur ou une région. Par exemple, si une entreprise crée 100 nouveaux emplois, mais que 50 emplois sont perdus dans le même secteur ou la même région, la création nette d’emploi serait de 50. C’est un indicateur important pour mesurer la croissance économique et la santé du marché du travail dans une zone géographique donnée. [5]  Tunisie : Création de 17.300 emplois dans le secteur du tourisme en 2018, plateforme ilboursa .com https://www.ilboursa.com/marches/tunisie-creation-de-17300-emplois-dans-le-secteur-du-tourisme-en-2018_18318#:~:text=En%20effet%2C%20les%20créations%20annuelles,an%20entre%202011%20et%202018. [6]  Plateforme Arkam, Pourcentage de jeunes non inscrits dans l’éducation, le travail ou la formation, femmes (% de jeunes femmes) https://arkam.tn/content/share-of-youth-not-in-education-employment-or-training-female-of-female-youth-population-tunisia [7]  Hafedh ATEB, « Indicateurs d’employabilité pour les diplômés du supérieur en Tunisie », GIZ, Janvier 2022. [8]  Statistique taux de chomage, INS http://www.ins.tn/statistiques/153 [9] Transition vers une économie de la connaissance basée sur les TIC : Penser le changement ou changer le pansement?, Institut Tunisien de la compétitivité et des études quantitatives http://www.itceq.tn/files/innovation-Tic/transition-economie-connaissance.pdf [10]  Études économiques de l’OCDE : Tunisie 2022, librairie OCDE https://www.oecd-ilibrary.org/sites/69ef3240-fr/index.html?itemId=/content/publication/69ef3240-fr

Références bibliographiques

 

Sources des données:
Enquêtes Emploi de l’INS
Statistiques publiques du marché du travail de l’OCDE
OECD iLibrary
Référence:
Hafedh ATEB, « Indicateurs d’employabilité pour les diplômés du supérieur en Tunisie », GIZ, Janvier 2022.

Le contributeur

Hafedh Ateb

consultant indépendant du secteur de l'Emploi et de la Formation professionnelle et ancien directeur général de l'Agence Nationale pour l'Emploi et le Travail Indépendant (ANETI)

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