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La Tunisie souffre depuis plusieurs années de la montée des fuites des capitaux, un phénomène qui reste incontestablement une caractéristique bien spécifique aux pays en développement. Il est vrai que la définition de ce concept est différente selon le degré d’ouverture du pays au reste du monde. On parlera de diversification de portefeuille pour les pays ayant libéralisé leurs comptes capital, mais ce sera des sorties illégales de capitaux pour les pays qui imposent des contrôles sur les mouvements de capitaux. Dans le cas de la Tunisie, plusieurs réglementations de change sont instaurées pour restreindre les sorties des capitaux vers l’étranger, ce qui n’empêche pas les agents de faire appel à tous les moyens possibles pour les contourner.

Ces sorties illégales de capitaux transitent principalement par le commerce international à travers les falsifications des transactions commerciales. D’un côté, une surfacturation des importations ou une sous-facturation des exportations vont permettre de dissimuler et transférer des actifs à l’étranger. D’un autre côté, une surfacturation des exportations ou une sous-facturation des importations vont permettre aux agents d’éviter le paiement des droits de douanes ou des taxes. Le montant global des fonds est mesuré en comparant les importations et exportations officielles du pays à celles des partenaires commerciaux. Plus exactement, il s’agit de comparer les écarts au niveau des données commerciales avec les partenaires, après réajustement aux coûts de transport et d’assurance.

Selon le GFIGlobal Financial Integrity [1], la Tunisie a enregistré, en 2015, des sorties de capitaux d’un montant de 1.8 milliard de dollars et des entrées de 2.3 milliards de dollars. Les entrées de capitaux traduisent l’ampleur de l’évitement fiscal, qui semble être le symptôme d’un dysfonctionnement plus profond du système de réglementation. 

Ces fuites de capitaux posent deux problèmes en termes d’assèchement de la liquidité : un tarissement des réserves en devise et un manque à gagner fiscal.

D’une part, la question des fuites des capitaux est préoccupante pour les décideurs et plusieurs facteurs plaident pour une réflexion profonde sur les retombées de ce phénomène sur l’assèchement de la liquidité en devises. D’ailleurs, de nombreux auteurs [Cuddington (1987), Ndikumana et Boyce (2012), Rapport BADBanque Africaine de Développement GFIGlobal Financial Integrity (2013)] ont souligné les dangers liés aux fuites des capitaux et aux pertes de ressources, qui en résulte, privant l’économie des réserves en devises nécessaires pour le remboursement de la dette, les paiements extérieurs et pour soutenir les dépenses publiques. D’autres travaux [Adesoye, Maku et Atanda (2012), Saheed et Ayodeji (2012)] ont présenté les fuites des capitaux comme responsables de la baisse de l’investissement dans la mesure où les transferts des capitaux à l’étranger réduisent la liquidité bancaire disponible dans l’économie. 

D’autre part, le manque à gagner fiscal résulte, quant à lui, de la difficulté pour les autorités de taxer des richesses possédées et des revenus générés à l’étranger, mais aussi des revenus générés ou possédés à l’intérieur des frontières. Ainsi, ces fuites sont également inquiétantes lorsqu’elles sont en dehors du circuit formel, dans la mesure où elles vont nourrir un marché informel qui prend de plus en plus de place dans le paysage économique tunisien. Un secteur qui se développe et qui constitue une menace sérieuse pour le pays avec le développement de la contrebande, de la corruption et du blanchiment d’argent. 

Cet assèchement de la liquidité, qui en résulte, a des répercussions directes sur l’économie puisqu’il amène la Banque Centrale à multiplier ses injections afin d’éviter une crise de liquidité. Malgré la baisse du volume de refinancement de la BCTBanque Centrale de Tunisie à la fin de 2019 (11.4 milliards de dinars au 31 décembre 2019, contre 16 milliards en 2018[2]), il demeure à un niveau très élevé par rapport à 2010 (0.960 milliard de dinars en décembre 2010). 

Pour répondre aux besoins des banques en liquidité, les interventions de l’autorité monétaire ont pris la forme de facilité de prêt à 24H, d’opérations de refinancement à plus long terme (6 mois) et de swap de change. 

Par conséquent, l’autorité monétaire a dû durcir les conditions de financement en augmentant le taux directeur en mars et juin 2018, et en février 2019 (7,75%). Elle a accompagné la hausse du taux d’intérêt par l’introduction d’un ratio Crédit/Dépôt pour les banques, qui ne devra pas dépasser 120%[3] et cela afin de maîtriser l’évolution des crédits du système bancaire. 

Bien que d’autres facteurs puissent expliquer les fuites des capitaux, comme le climat de confiance qui reste en berne, l’instabilité politique et sociale, et la hausse de l’inflation, nous nous sommes limités dans ce policy brief à identifier deux facteurs qui sont les sources principales de l’assèchement de liquidité, à savoir l’aggravation du déficit courant et la lourdeur de la réglementation fiscale.

Creusement du déficit courant 

Le déficit courant s’est creusé pour atteindre 11,2% du PIBProduit Intérieur Brut en 2018, dont 62%[4]  proviennent du creusement de la balance énergétique. Ce déficit s’explique principalement par l’augmentation des cours du pétrole sur les marchés internationaux et la faiblesse de la production nationale de pétrole brute (38400 Barils par jour en 2018, contre 80000 en 2010[5]). Des mesures ont été prises depuis les années 2000 pour faire face à cet accroissement en besoin énergétique, en investissant dans l’énergie renouvelable, mais elles sont restées insuffisantes. C’est seulement en 2014, qu’un Fonds de Transition Énergétique a été créé et le plan Solaire Tunisien adopté. L’objectif étant de faire passer la part de l’énergie renouvelable dans le mix énergétique, qui est de 3% en 2018, à 12% en 2020 et 30% en 2030[6].

Du côté des exportations, la baisse du dinar n’a pas vraiment contribué à les booster. La production de phosphate, qui était une source principale de revenu en devises pour le pays a observé  une forte diminution depuis la révolution, entraînant une forte baisse des revenus passant de 1500 millions de dinars en 2010, pour atteindre aujourd’hui 500 millions de dinars. La Tunisie est aujourd’hui classée 8ème producteur mondial, alors qu’elle était 5ème avant la révolution. Le nombre d’employés dans la compagnie des phosphates de Gafsa, quant à lui, est passé de 8000 en 2010 à 30000[7] actuellement. La production a évolué en sens inverse, passant de 8,1 millions de tonnes en 2010 contre 4,1 millions en 2019[8].

Le creusement du déficit courant demeure critique dans la mesure où son paiement génère une forte demande de devises et amène la Banque Centrale à intervenir en puisant dans ses réserves de change.  Le déficit courant et les pressions qu’il  exerce sur la liquidité mettent à mal la valeur du dinar et le pousse à la dépréciation, ce qui va renchérir les prix des biens importés.  Compte tenu des problèmes liés aux importations incompressibles, l’effet total risque d’entraîner un creusement davantage du déficit.

Par ailleurs, les anticipations de baisse du dinar posent un autre problème, puisqu’elles alimentent le comportement spéculatif de certains importateurs qui se retrouvent amenés à faire leurs achats en avance pour se prémunir contre la dépréciation. Cela risque de générer une forte demande de devises et d’aggraver le déficit courant. Ainsi, un cercle vicieux de dépréciation du dinar  risque de  s’installer, provoquant la dévalorisation des actifs en dinars encourageant les agents à chercher de meilleures opportunités pour leurs placements. 

La baisse des réserves en devises rend difficile les paiements extérieurs et alimente les pressions baissières sur le taux de change. Ce dernier demeure donc une variable importante,  tributaire des fondamentaux macro-économiques. Ainsi, freiner les fuites des capitaux ne peut se faire sans passer par la maîtrise du déficit courant, source première de dépréciation du dinar. 

Déficit courant et assèchement de la liquidité

Fiscalité étouffante pour l’initiative privée 

La Tunisie souffre aujourd’hui d’un environnement législatif et réglementaire complexe et instable. Plus de 530 mesures fiscales ont été instaurées dans les lois de finances entre 2011 et 2016 [Haddar et Bouzaiene (2017)]. Cette forte instabilité de la fiscalité et le manque de visibilité qu’elle entraîne peut amener les agents à être plus méfiants à l’égard des autorités publiques. De plus, nous sommes face à une administration fiscale qui a quasiment renoncé au  rôle qu’elle est censée exercer, en terme de suivi et de contrôle du paiement de l’impôt. Cela nous amène à une situation particulièrement préoccupante dans la mesure où les fuites réduisent le revenu imposable et par voie de conséquence, les recettes fiscales. Ce manque à gagner fiscal amène l’État à s’endetter et le remboursement de la dette va créer une pression sur la liquidité en dinars et en devises. Ces fuites des capitaux trouvent leurs origines dans des frontières poreuses et un dysfonctionnement du système de régulation. Malgré les grandes avancées de la douane tunisienne dans le processus de lutte contre la corruption, à travers le programme des « îlots d’intégrité », avec le soutien de l’INLUCCInstance Nationale de la Lutte Contre La Corruption et du PNUDProgramme des Nations Unis pour le Développement , les montants des fuites des capitaux restent considérables.

L’autre aspect inquiétant de la fuite des capitaux est celui de l’économie informelle qui a pris de plus en plus de place depuis la révolution et qui  représente aujourd’hui   32 à 36% du PIBProduit Intérieur Brut [Nabli (2019), Schneider (2018)]. La liquidité qui sort du circuit formel nourrit le marché informel et menace la stabilité économique, financière et voire sécuritaire du pays. En effet, derrière la montée du cash il y a le développement des activités illicites, comme la contrebande, le financement du terrorisme et le blanchiment d’argent.

Des voix s’élèvent aujourd’hui pour proposer  de changer les billets afin de réduire la liquidité dans le secteur informel. Bien que cette proposition paraisse intéressante, le risque de voir une ruée vers les devises ne doit pas être négligé. Tant que la contrebande est très active dans les frontières, le changement de billet risque de générer une “dollarisation” de l’économie dans la mesure où les acteurs du secteur iront se protéger en se positionnant sur des actifs en devises L’expérience de l’Inde, en matière de changement de billets, est très riche d’enseignement car en novembre 2016, les autorités indiennes avaient décidé de s’engager dans une lutte contre l’évasion fiscale et le blanchiment d’argent en retirant de la circulation tous les billets de 500 et 1000 roupies (les plus grosses coupures). Une panique s’est installée, conduisant à une ruée vers les banques amenant à une pénurie de liquidité. L’opération a été un échec, puisque malgré les contrôles mis en place par les banques lors des dépôts, près de 99% des anciens billets ont été retirés de la circulation et ont été déposés dans le système bancaire et finalement, les agents ont trouvé le moyen d’échapper au fisc et de changer leurs anciens billets par de nouveaux [9]

Conclusion 

Les fuites des capitaux hors des frontières ou hors du circuit formel réduisent les ressources financières nécessaires à la croissance et au développement économique. Ces fuites conduisent à un assèchement de la liquidité et au durcissement des conditions de financement des entreprises, amenant ainsi la Banque Centrale à multiplier ses  injections de la liquidité. Derrière ces fuites se cache une crainte liée à la forte volatilité du dinar et au risque de dévalorisation des actifs libellés en dinars,  mais se cache aussi une grande méfiance des agents à l’égard de l’autorité publique en matière de fiscalité. Ainsi, il est nécessaire de s’attaquer aux facteurs qui sont à l’origine de la baisse du dinar et d’instaurer un climat de confiance qui favorise l’investissement privé et la transparence fiscale 

L’ensemble de ces mesures doit être intégré par les décideurs dans des programmes de réformes bien ficelés. Or un tel programme suppose la volonté politique du décideur pour engager des réformes suscitant une large adhésion populaire. La réussite demeure aussi conditionnée par la capacité des autorités à imposer les pratiques de bonne gouvernance et  le respect de l’application de la loi.

Recommandations 

  • Sensibiliser la population sur la nécessité de maîtriser la consommation d’énergie. L’Etat doit s’impliquer encore plus dans les projets orientés vers les énergies renouvelables, en investissant  dans l’énergie solaire et éolienne.  
  • Débloquer l’appareil productif de phosphate. L’Etat doit absolument intervenir pour protéger les intérêts économiques de la Nation et assurer le bon fonctionnement de l’économie tout en s’engageant dans le développement de la région car la création d’emploi est plus qu’une priorité pour sortir de cette impasse.
  • Renforcer le partenariat de l’administration douanière avec les services de douanes des principaux partenaires commerciaux et renforcer les contrôles aux frontières par la mise en place d’un système de gestion des risques aux côtés du GFIGlobal Financial Integrity , pour améliorer la capacité des autorités douanières à détecter les fausses factures.
  • Renforcer l’intégrité et la bonne gouvernance de l’administration douanière en offrant plus de moyens financiers et humains afin de rendre cette institution plus efficace dans sa lutte contre la fraude fiscale. 
  • Rendre le système fiscal plus solide avec une administration qui soit en mesure d’exercer son pouvoir de contrainte pour inciter les contribuables à déclarer leurs revenus.
  • Rendre l’administration fiscale plus moderne en s’inscrivant dans une dynamique de digitalisation des moyens de paiements  afin de lutter contre la fraude fiscale. 
  • Implémenter la culture du de-cashing pour réduire l’utilisation du cash dans l’économie en rendant plus accessible le paiement électronique. La Banque centrale a mis en place le projet de « De-cashing » dont l’efficacité demeure tributaire du degré  d’adhésion de l’autorité publique (Administration fiscale, CNAMCaisse nationale d’Assurance Maladie , CNSSCaisse Nationale de Sécurité Sociale , CNRPSCaisse Nationale de Retraite et de Prévoyance Sociale , SONEDESociété Nationale d’Exploitation et de Distribution des Eaux , STEGSociété Tunisienne de l’Electricité et du Gaz , …). 
  • Permettre l’ouverture des comptes en devises aux résidents pour accroître les dépôts en devises auprès des banques, allègera les contraintes de liquidité en devises de la BCTBanque Centrale de Tunisie et  réduira le recours de l’Etat à l’endettement extérieur, puisque ce dernier  pourra se refinancer en devises auprès de la banque de la place. 

[1]Global Financial Integrity, Janvier 2019 [2]bctBanque Centrale de Tunisie .gov.tn/bctBanque Centrale de Tunisie /siteprod/index.jsp”>https://www.bctBanque Centrale de Tunisie .gov.tn/bctBanque Centrale de Tunisie /siteprod/index.jsp [3]bctBanque Centrale de Tunisie .gov.tn/bctBanque Centrale de Tunisie /siteprod/documents/Cir_2018_10_fr.pdf”>https://www.bctBanque Centrale de Tunisie .gov.tn/bctBanque Centrale de Tunisie /siteprod/documents/Cir_2018_10_fr.pdf [4]Rapport annuel BCTBanque Centrale de Tunisie (2018) [5] Rapport annuel BCTBanque Centrale de Tunisie (2018) [6] Plan Solaire Tunisien (2018) [7]Rapport IACE (2017) [8] Ilboursa : https://www.ilboursa.com/marches/la-production-de-phosphates-atteint-son-plus-haut-niveau-depuis-2010_20191 [9] Newyork times https://www.nytimes.com/2018/08/30/world/asia/modi-india-rupee-cash.html

Références bibliographiques
Le contributeur

Noura HARBOUB

Noura Harboub est Maître-assistante à la FSEG Mahdia, Université de Monastir et chercheur au sein du laboratoire DEFI. Harboub travaille dans les domaines de la finance internationale, politique économique et contrôle des capitaux et a obtenue sa thèse de Doctorat de l'Université Paris13, France. Elle est aussi membre de l’association DREAM (Dynamique de Réflexions Economiques à Mahdia).

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