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Introduction

Il n’existe pas encore de documentation qui analyse  le projet de construction par la base et de ses concepts-clés à l’exception de l’ouvrage de Khalil Abbes Democracy now: an analysis of the Kais Saied phenomenon (La démocratie maintenant: une analyse du phénomène Kais Saied). Ce livre est basé sur les interventions de l’auteur, invité en sa qualité d’activiste de gauche et membre de la campagne présidentielle de Kais Saied, lors d’une rencontre organisée par l’association Nachaz et la fondation Rosa Luxemburg. À partir de cet ouvrage , des entretiens avec les partisans et en s’appuyant sur les discours et les pratiques, les grandes lignes du projet ont pu être tracées.

Le projet de construction démocratique par la base a démarré fin 2011 avec le début de la première campagne de boycott des élections de  l’Assemblée nationale constituante. Le trio de Kais Saied, Ridha El Mekki Lénine et Sonia Charbti ont formé le premier noyau du projet, les forces de la Tunisie Libre rejoignant ainsi le professeur de droit constitutionnel.

Comme le souligne le professeur Ahmed Chafter, jusqu’à 2015, plusieurs figures  se sont jointes par la suite et ont participé à l’élaboration du projet. La période entre 2014 et 2019 a été déterminante dans la promotion du projet à travers une « campagne explicative ». Celle-ci a été réalisée dans les régions populaires et ses activités se sont multipliées à l’approche des présidentielles de 2019 auxquelles s’est présenté le professeur Kais Saied selon ce qui a été convenu. 

Cette « campagne explicative » est une campagne électorale atypique dont la visée dépasse en réalité ce cadre puisqu’elle a commencé bien avant les présidentielles et se poursuit encore aujourd’hui. Le professeur Ahmed Chafter y fait référence, après la promulgation du décret n°117: « Passons maintenant de l’explication à l’application, nous nous libérons en construisant  et nous nous libérons grâce à ce que nous construisons ». Dans un entretien privé, Khalil Abbas a également indiqué que la campagne s’achèvera dès que le projet sera concrétisé sur le plan juridique et institutionnel. Contrairement à la vision juridique et politique de ce projet, la base conceptuelle et ses dérives potentielles demeurent moins expliquées. C’est ce que cette note tentera de clarifier.

La conception du nouveau régime politique: une base contre les institutions

Ce projet politique repose sur des points précis qu’il convient de présenter avant de les discuter. Ahmed Chafter en a présenté une partie dans une interview au journal Al-Mijhar le 24 septembre 2021[1]. De même dans le livre de  Khalil Abbas mentionné ci-dessus, mais aussi dans certains documents qui circulent parmi les partisans. La figure suivante explique et schématise l’idée du projet  qui est souvent  accompagnée de clarifications formulées à la  manière du professeur Kais Saied.

Schéma explicatif

 Loi électoral: des élections sans institutions intermédiaires

Selon ce projet, la révision de la loi électorale constitue l’une des premières grandes étapes. Elle s’articule autour des questions suivantes :

● Des circonscriptions réduites

Le projet propose la imada (le plus petit secteur) comme une alternative aux 27 circonscriptions électorales actuelles et comme unique lieu de vote. Ces secteurs sont au nombre de 2074 et sont répartis sur 264 délégations. 

● Le scrutin uninominal

 Le scrutin de liste sera remplacé par le scrutin uninominal dans les imadas . Pour candidater, il est obligatoire d’obtenir des parrainages en respectant la parité entre les électeurs hommes et femmes, résidant.e.s  de la imada . De plus, il faut qu’un quart de l’électorat ait moins de 35 ans. Quant aux Tunisiens résidents à l’étranger, selon les partisans du projet, les modalités du vote n’ont pas été précisées. Toutefois, lors de la manifestation de Kabaria, le 18 septembre 2021, organisée par les partisans du projet et par l’association Génération Contre la Marginalisation[2], les participant.e.s ont parlé de « listes ouvertes ».

  • Le droit de vote

Sur ce point, la participation aux affaires publiques est considérée comme un devoir, le vote étant obligatoire et l’abstention pouvant être passible de sanctions[3]. Cela a été évoqué par Sonia Charbti, dans son intervention[4] durant la manifestation de Kabaria, parmi plusieurs autres propositions présentées au cours des discussions. Elle a aussi indiqué que les votes blancs et nuls ne sont autorisés que s’ils n’excèdent pas un certain pourcentage. S’il y a dépassement, les élections seraient annulées. 

  • La propagande électorale

D’après Charbti, la propagande électorale pourrait être interdite. En outre, les partis pourraient être présents dans les conseils locaux qui seront constitués au niveau des délégations, étant donné qu’ils font partie de la société civile. 

  • Les autres techniques

Parmi les techniques ajoutées par le projet figurent l’alternance, le tirage au sort et le retrait du mandat. Celles-ci contribuent essentiellement à réinventer et à restructurer le pouvoir législatif.

Restructuration des trois pouvoirs

La plupart des révisions concernent le pouvoir législatif. En effet, les élections législatives seront éliminées et remplacées par un processus complexe visant à constituer un parlement appelé Conseil Législatif Général. La première étape consiste à élire les conseils locaux dans les plus petites circonscriptions territoriales, les imadas. Ainsi un candidat par imada sera élu au sein du conseil local. Cette institution est le niveau hiérarchique le  plus bas de la nouvelle structure. Par la suite, les institutions et structures restantes sont élevées au moyen des autres techniques.

Les membres du conseil régional sont élus à partir des membres des conseils locaux par tirage au sort, conformément aux 27 circonscriptions électorales existantes et  Les membres représentant chaque conseil local dans le conseil régional changent et s’alternent, en respectant la durée qui sera précisée ultérieurement par la loi.

En même temps, un tirage au sort est organisé pour élire un membre du conseil local au conseil législatif national. Seulement, à ce niveau, la technique de l’alternance ne s’applique pas avant la fin du mandat et cela afin de garantir la continuité de ses activités[5]. Le projet donne aussi aux électeurs la possibilité de révoquer leur vote, comme moyen de suivre et contrôler leurs représentants, suivant des conditions spécifiques, appliquées par le conseil régional ou local. 

En ce qui concerne les conseils régionaux, ces structures œuvrent essentiellement à garantir le développement. Ces conseils collectent et coordonnent les programmes de développement qui ont permis aux membres des conseils locaux de réussir aux élections au niveau des imadas . Sur cette base, 27 programmes de développement régional sont collectés et soumis au Conseil Législatif National Général. Ainsi, la politique de développement de l’État est déterminée par les porteurs du projet.

Néanmoins, des zones d’ombre demeurent quant aux fonctions des conseils locaux et régionaux, notamment en ce qui concerne les aspects financiers et logistiques. Par ailleurs, les secteurs (imadas) et les délégations pourraient être supprimés et remplacés par les conseils régionaux et locaux.

Le Conseil Législatif National Général compterait 292 membres selon les estimations avec 264 pour chaque conseil local, en plus des  circonscriptions électorales à l’étranger. Ahmed Chafter a indiqué que les fonctions du conseil s’aligneront avec le pouvoir exécutif, et cela dans le cadre du nouveau système politique qui “ne sera ni présidentiel ni parlementaire”. En effet, selon lui , les systèmes parlementaires et présidentiels sont établis selon « des visions politiques classiques qui découlent des anciens mécanismes de tri[6] ». Quant à la révocation, cela sera probablement traité par la justice. En ce qui concerne la présidence, des élections présidentielles directes seront organisées. Le Président de la République choisira le chef de gouvernement qui sera présenté au Conseil Législatif National 

Lecture critique de la vision politique

Suivant le projet, ces changements renverseront la pyramide du pouvoir afin d’inclure le citoyen dans le processus de gouvernance et pour  répondre aux revendications du peuple, sans qu’aucun parti n’interfère avec sa volonté. En délimitant et en réduisant les circonscriptions les électeurs voteront pour des individus « connus » représentant une population relativement réduite.

Le scrutin uninominal est l’un des modes adoptés dans les systèmes électoraux comparés (Maroc et Royaume-Uni[7]). Mais cette nouvelle vision politique comporte des zones d’ombre en relation avec   les choix institutionnels et leurs fonctionnement. 

Le danger d’un paysage politique dispersé dans un cadre institutionnel composite

L’un des risques de la réduction des circonscriptions électorales est l’individuation du vote. Dans le contexte local, ceci peut ouvrir la voie au copinage, au népotisme et au clanisme, voire même donner plus de poids aux lobbies et leur permettre d’attirer plus facilement les électeurs. 

Ce mode de scrutin a été adopté comme alternative au scrutin sur les listes, qui avait renforcé le rôle des partis durant la dernière décennie. Le projet de la construction démocratique par la base impose que chaque délégation ait un seul représentant, quelle que soit la taille de sa population . Le principe de la représentativité (nombre de sièges selon la densité de population) est ainsi remplacé par une égalité totale entre les délégations. 

Concrètement, cela sert à donner  plus de poids aux régions intérieurs pour qu’elles soient tout aussi représentées que les zones les plus peuplées et qui jouissent de plus de privilèges politiques et économiques. À première vue, ce principe semble positif mais il n’empêche pas pour autant les précédentes scissions et la création des blocs au sein du nouveau parlement. En outre, il peut déboucher sur des divisions au sein de la société, accentuées par un régionalisme déjà en place. 

Une autre question se pose concernant les structures locales et régionales qui seront responsables de l’ascension du pouvoir. Les conseils locaux ne pouvant se composer uniquement d’électeurs, il faut nécessairement mettre en place une administration spéciale et permanente au sein de chaque conseil. Ces derniers ne peuvent assurer tous types de missions au sein du conseil. Cela implique qu’il est nécessaire de fournir toutes les ressources financières et logistiques en contrepartie.  

Ce problème s’est posé au sujet de l’assemblée précédente, notamment quant à la possibilité d’affecter des collaborateurs parlementaires permanents, vu la complexité du travail parlementaire. Il n’en demeure pas moins que cette idée dépend finalement de l’importance et de la nature des fonctions attribuées. En outre, la présence d’une administration locale (au cas où une administration permanente serait mise en place) pourrait entraîner des dérives surtout si l’on considère l’adaptabilité du phénomène de la corruption aux changements politiques et juridiques. 

Sans cadres réglementaires, engager des individus isolés dans de nouvelles institutions peut réduire leur rôle et permettre à d’autres pouvoirs (bureaucratiques ou extérieures) de les influencer. Tel est le cas par exemple du régime chinois  où le Comité permanent au sein du Congrès national du peuple est devenu une autorité législative effective[8].

De plus, avec un membre pour chaque imada , les différents opposants à la mission législative ne peuvent s’accorder sur une même base politique, théorique ou idéologique, outre qu’ils soient unis par des intérêts régionaux. Ces différences provoqueraient plus de conflits et donc de nombreuses crises.  

Le tirage au sort, étant une opération hasardeuse, pourrait entraîner un renversement des équilibres au sein des conseils régionaux locaux et ainsi engendrer des conflits. En effet, il est possible qu’un membre élu au conseil législatif général appartienne à une famille, un clan, une culture, etc., qui diffèrent de la majorité.

Cela signifie que les autres membres peuvent décider de lui retirer le mandat et de bloquer son activité au sein du Conseil Législatif National . Même en précisant les modalités du retrait de vote , cela peut engendrer des conflits entre les partisans de chaque membre selon ses appartenances et éventuellement bloquer le parlement.

Une telle conception de la structure du pouvoir législatif peut provoquer la dispersion du pouvoir législatif et nuire à son efficacité tout en accordant plus de pouvoir à l’exécutif. Les plus anciennes démocraties dans le monde font face au même problème à cause de l’élargissement du pouvoir exécutif aux dépens du pouvoir législatif.

C’est le cas, par exemple, du système fédéral en Suisse. Malgré les traditions démocratiques du pays, il n’est pas surprenant qu’un membre du Conseil fédéral soit en fonction depuis 25 ans. Sa compétence et sa position lui permettent d’influencer les travaux de l’Assemblée fédérale (le Parlement), malgré les grands pouvoirs dont celle-ci dispose[9]. Ce problème se pose dans le nouveau projet de construction car restructurer le pouvoir législatif pour une plus grande représentativité (comme au sein du système des conseils ) ne veut pas dire qu’il sera renforcé. Outre la tradition présidentielle implantée dans la société et l’administration, le soutien dont jouit Kais Saied laisse présager un renforcement du pouvoir exécutif.

Exclusion des organisations intermédiaires et du pluralisme politiques 

La mission législative au sein de l’Assemblée consiste encore en la rédaction et la promulgation des lois, ce qui signifie qu’elle n’a pas été fondamentalement affectée par le processus d’élévation. Néanmoins, cette inversion introduit d’autres acteurs afin de garantir l’inclusion des programmes et des visions des régions intérieures. Ce processus se limite à la « société populaire » dans des circonscriptions territorialement réduites, tout en excluant le concept de société civile, dans son acception moderne, son rôle et ses institutions. 

En outre, les partis ne peuvent pas se présenter aux élections (bien qu’ils puissent nommer des représentants sans propagande électorale). Ils sont présents dans les conseils locaux sans toutefois disposer du droit de vote, tout comme pour les associations de la société civile. Ce qui rend possible la montée du traditionalisme et du conservatisme. Le projet repose sur une idée imprécise concernant la résolution d’une prétendue contradiction entre la société « populaire » et la société civile. Alors que la première représente toutes les composantes sociales, religieuses, claniques, tribales, sectaires et familiales, la deuxième, étant un ensemble d’organisations et d’associations, constitue un outil, un intermédiaire et un espace structuré autour de valeurs qui créent un équilibre entre le privé et le public.

Mais le projet remplace la société civile par la société populaire qui devient l’espace où se cristallisent ses valeurs, sans outils, institutions ou intermédiaires, dépendant directement des institutions du pouvoir politique. À cela s’ajoutent les accusations lancées contre les organisations de la société civile (financement étranger, intervention étrangère) et des partis politiques, qui risquent d’être complètement désarmés face au prochain pouvoir politique. 

L’exclusion des organisations intermédiaires comme les partis et la société civile est une idée de base du projet, comme l’a affirmé le président Kais Saied à propos des formes d’organisation politique[10]. On compte sur la disparition progressive des institutions intermédiaires, ce qui explique le fait qu’elles n’aient pas été interdites, selon ce qui a été mentionné dans le  projet de la loi électorale lors de la manifestation susmentionnée.

Tout ceci transparaît dans les propos tenus par Ridha Chiheb El Mekki au sujet de l’élite politique : « La leçon est terminée : il est temps pour l’élite politique…excusez-moi, la catastrophe politique…de quitter la scène et de laisser la place au système de gouvernance du peuple par le peuple, pour le peuple et sous le contrôle du peuple, ne vous offusquez pas, ce n’est pas seulement le choix de la Tunisie mais toute une tendance mondiale[11] ».

Les techniques adoptées dans les révisions de la loi électorale semblent être dirigées contre les partis. Le scrutin uninominal vise à réduire leur présence  et à minimiser leur rôle d’encadrement. En outre, selon la principale proposition de Sonia Charbti, les membres des partis ne peuvent pas candidater, même étant représentés dans les conseils locaux, ces derniers n’ont pas le droit de voter puisqu’ils ne sont pas élus. De plus, les autres techniques (alternance, tirage au sort) ne servent qu’à répartir les membres et à créer des structures regroupant les personnes élues selon leur appartenance territoriale dans les différents secteurs. Il n’est donc pas possible de parler d’appartenance politique, de positions idéologiques pour les partis puisque ces derniers sont considérés par Kais Saied[12] comme des formes d’organisation politiques révolues.

Face à un pouvoir législatif structuré comme une institution « dépolitisée », il est inconcevable que la vie politique soit fondée sur le débat et la différence. La politique ne se résume évidemment pas aux partis, toutefois si ces derniers sont exclus des institutions officielles, ils seront du côté de l’opposition et du contre-pouvoir. Il en va de même pour les organisations de la société civile.  

Dans sa conception, le projet semble limiter la possibilité d’une politique en dehors du cadre officiel. Si l’on revient à la base conceptuelle du projet, la possibilité que la politique soit libre en dehors du cadre officiel semble limitée. Le pluralisme des partis n’est pas synonyme de pluralisme politique, mais il en est l’un des outils. Le projet repose sur un postulat irréaliste : les nouvelles institutions feront en sorte à ce que le pouvoir soit en parfaite adéquation avec la volonté du peuple. Ce qui implique de fusionner les individus avec le pouvoir et d’annuler la distance qui les sépare. 

Le fait de réduire le rôle des partis et de compter sur leur disparition est une transgression de la réalité et de l’Histoire. En fait, la mondialisation a conduit à la crise de l’État. Mais en révélant de nombreux problèmes extrêmement complexes, la mondialisation a favorisé l’intervention de la société civile et ses différentes composantes pour aider l’État à mobiliser lescompétences nécessaires et à trouver des solutions.

Face à la complexité des enjeux sociaux et économiques du monde d’aujourd’hui, il semble que l’idée de secteurs dépourvus de toute forme d’organisation civile et partisane soit un défi risqué. De plus, dans le stade avancé du projet, l’État sera privé d’institutions qui pourraient l’aider à faire face aux problèmes de la société. Si l’expérience des organisations intermédiaires s’est révélée inefficace pendant une longue période, il n’en demeure pas moins que leur suppression, sous prétexte qu’elles soient le problème, n’est pas vraiment un bon choix. 

Bien qu’elles aient des points de faiblesse, ces organisations font partie du développement historique des États et des sociétés modernes et sont une garantie pour la démocratie et les droits. Une évolution similaire n’a pas eu lieu en Tunisie mais cela ne veut pas dire qu’il faut revenir à la case départ sous le prétexte de  la souveraineté au peuple (sur le plan conceptuel et institutionnel) .

Les droits de l’Homme

Durant la dernière période, les droits de l’Homme et les acquis du peuple tunisien représentent un élément exceptionnel et de grande importance. Bien que des garanties aient été annoncées par le président de la république, les détails du projet augurent bien des menaces, étant donné les nombreuses violations constatées. Les problèmes sociaux et économiques continuent à occulter la question des droits et des libertés, même s’ils sont étroitement liés.  

À ce stade, il est utile de montrer la vision du  président Kais Saied  par rapport à la religion qu’il considère comme un élément crucial en ce qui concerne les droits de l’Homme. C’est ce qui transparaît dans sa leçon inaugurale de la rentrée universitaire de 2018/2019 à la Faculté des sciences juridiques et politiques de Tunis. 

Bien qu’il fasse partie des défenseurs de l’article 1 de la Constitution de 1959, Kais Saied aborde la question de la religion indépendamment du cadre juridique et constitutionnel. En effet, il place celle-ci dans un contexte historique marqué par les crises intérieures et les interventions étrangères. Selon lui, le rapport à la religion n’a pas besoin d’être encadré par des lois étant donné que « la question est réglée et ne nécessite ni légalisation ni ratification[13] ».  

Lorsqu’il évoque la question de la religion, Kais Saied adopte un discours conservateur. En effet, il considère que cette dernière est une partie intégrante de l’identité de la société. En outre, il sépare la religion de la législation et de la politique moderne permettant  de débattre la question au sein d’une société libre et ouverte. Même s’il dit refuser qu’un individu soit assujetti par un autre, il considère le fait de boire ou de manger en public durant Ramadan comme un comportement provocateur, par exemple[14].

Avec une telle orientation, le président aborde la question des droits de l’Homme à travers le prisme des rapports sociaux dominants. En envisageant ces concepts selon son point de vue personnel, il écarte l’État du processus de modernisation. S’agissant par exemple de la peine de mort ou encore de l’égalité dans l’héritage, Kais Saied se réfère aux versets coraniques pour justifier son refus de réviser les lois, ce qui pérennise les représentations sociales traditionnelles dominantes et les officialise.

Concernant les droits des homosexuels, les propos tenus par le président sont suffisamment révélateurs de son orientation. Lors d’un entretien accordé au journal Acharaa Al Magharibi le 19 juin 2019[15], Kais Saied, interrogé sur sa position vis-à-vis de la pratique du test anal, a répondu que le soutien des minorités vise à déstabiliser la nation et qu’il est à l’origine même de l’émergence de ces tranches sociales. Généralement, le président s’appuie sur le contexte (intervention étrangère, colonisation, dictature) pour justifier un conservatisme contraire aux droits de l’Homme. 

Le nouveau projet de la construction démocratique par la base n’apporte pas d’éclairage sur cette question et son impact sociétal, omise aussi par ses partisans. Seul le président en parle directement. Ainsi, il apparaît que l’aspect socio-économique soit l’unique point de rencontre entre les positions du président et celles des nombreux individus  impliqués dans le projet. Cela ne fait qu’ajourner la question des droits (surtout civils et politique).. 

Le professeur Ferchichi affirme que le décret 117 repose sur une même discrimination[16], notamment dans le cadre créé par les consultations. Celles-ci ont mentionné les lois puis les termes (ce qui n’est généralement pas le cas dans les textes de loi), en insistant sur des idées spécifiques au projet, de la souveraineté du peuple à la symbolique de l’article 22 dans lequel figure la date du 17 décembre 2010 seulement (sans mention du 14 janvier). 

Cela signifie un retour total à la période précédant la constitution de 2014 et de 2011. Dès lors, le projet devient un tremplin pour l’économie et la société mais pas pour les droits civils et politiques,laissés au bon vouloir de la tranche sociale dominante et privés de garanties institutionnelles, de moyens de développement et de la possibilité de futures ratifications.

Une faible vision économique

Le choix technique, juridique et institutionnel ne prend pas en considération le fait que les disparités entre les régions dépendent à la fois des outils politiques et électoraux et du niveau économique. Ce dernier ne figure toujours pas dans le projet de la nouvelle construction. En effet, le président Kais Saied n’a évoqué ce volet qu’une seule fois lors d’une interview, alors qu’il était encore candidat. Il a indiqué que le nouveau système économique ne sera ni capitaliste ni socialiste[17]. Quant à Ridha El Mekki, ses indications demeurent lacunaires et n’apportent pas plus de renseignements sur la vision du projet.  

La restructuration du modèle de développement par l’inversion de la pyramide du pouvoir n’enlève rien à l’importance de la discussion du modèle économique ainsi que du rôle de l’État et du secteur privé. Jusqu’à ce jour, la politique de Kais Saied perpétue les représentations dominantes. Effectivement, il se positionne encore en faveur de l’État et de l’économie sociale de marché (des représentations essentiellement capitalistes), en échange de grands discours dépourvus de contenus.

Le projet de la construction par la base soulève les mêmes problèmes qui se sont posés avec la chute de l’URSS et la montée en puissance du modèle capitaliste. Les études politiques et économiques définissent le capitalisme comme un ensemble de capitaux multiples et non comme un modèle unique, reliant l’encadrement politique et juridique au marché.

Ce dernier n’est pas un système indépendant comme le supposent les théories capitalistes, il est plutôt lié aux institutions sociales, culturelles et politiques qui l’influencent et avec lesquelles il interagit. C’est ce que la théorie de l’économie sociale de marché tente de clarifier. En effet, ce type d’économie est relié, selon les pays et dans un système unique, à l’organisation et l’encadrement de la sécurité sociale, de la fiscalité et des services offerts aux familles et aux individus[18].   

Le projet de construction par la base suit des orientations similaires dans la mesure où il n’apporte pas vraiment de la nouveauté. Comme le montre le communiqué du ministère des Affaires sociales qui indique: « … jusqu’à ce qu’une nouvelle conception de la sécurité sociale soit proposée… » afin de consacrer l’égalité et la justice[19]. Cela rejoint les propos du président et des partisans du projet au sujet des droits économiques et sociaux et la manière de les garantir à travers des outils juridiques et institutionnels permettant une répartition équitable des richesses. Toutefois, le débat n’est pas axé sur le modèle économique mais plutôt sur d’anciennes idées comme la sécurité sociale. 

S’agissant du secteur privé, par exemple, le président Kais Saied a insisté, immédiatement après les mesures du 25 juillet, sur la responsabilité nationale, historique et morale des hommes d’affaires lors de sa rencontre avec le président de l’UTICAUnion Tunisienne de l’industrie, du commerce et de l’artisanat [20]. Durant cet entretien, il a mis l’accent sur le monopole du marché, le contrôle des prix et la lutte contre la corruption. Ceci déplace le débat vers la vision politique et ses enjeux actuels, sans lien avec une quelconque alternative économique.  

Le débat économique dans le projet tourne autour des droits économiques et sociaux, du modèle de développement et de sa réforme, et de la reconsidération des marges et des exclus du cycle économique à travers des concepts courants et usités. Cependant, comme annoncé dans l’article 22 du décret 117, il en sera pratiquement le seul responsable à l’avenir en l’absence d’un véritable processus participatif. Sur le plan économique, il n’y a pas eu de véritables dialogues avec les institutions nationales, notamment avec l’UGTTUnion générale tunisienne du travail , dont l’initiative a été complètement ignorée par la Présidence de la République au cours de la dernière période.

La vision économique, semble proposer une rupture avec les tendances capitalistes et socialistes. Mais en ce qui concerne les outils et les concepts, elle apparaît comme le prolongement des expériences passées et ne diffère pas des projets de réforme capitaliste qui ont vu le jour dans plusieurs pays après l’effondrement de l’URSS, en particulier en Allemagne et en Europe de l’Est.

Ces conceptions ont été revues par la théorie de l’économie sociale de marché afin d’y intégrer des principes éthiques et moraux et justifier ainsi la nécessité de réduire des inégalités créées par le marché. On a parlé de capitalisme confucéen en Asie et ou encore de capitalisme chrétien, chacun de ces systèmes ayant des ramifications minimes[21].

Outre la dimension morale et éthique sur laquelle insiste Kais Saied (responsabilité historique, religieuse et nationale, l’honnêteté et la droiture, etc.), la libre concurrence, les hommes d’affaires, la propriété privée, les prix, la loi de l’offre et de la demande, et le rôle de l’État dans la réforme et le contrôle sont des sujets très présents dans les conceptions véhiculées. 

De plus, le président de la république et les partisans du projet lient la question de l’économie au débat politique de la souveraineté nationale et de la volonté du peuple, à un niveau international. L’importance de ces questions est incontestable. Néanmoins, les interventions de Kais Saied étaient ostentatoires à un certain moment, notamment en ce qui concerne la relation avec les organisations internationales telles que les organisations de classification économique, le Fonds monétaire international et la Banque mondiale.

Ces problèmes fondamentaux appellent à une réelle unité nationale consolidée par les institutions nationales et les acteurs économiques suivant un véritable processus participatif et démocratique et permettant d’éviter l’accaparation du pouvoir, comme c’est le cas depuis le 22 septembre. Face à la crise économique actuelle, cela permettrait de sortir de l’impasse de l’intervention et de la pression internationale.

Conclusion

Le projet a pour but de démanteler et de supprimer les institutions traditionnelles. Par ailleurs, il est exagéré de penser que les nouvelles structures serviraient de modèle alternatif à l’ancien système, étant donné qu’elles reposent sur une conception politique,  juridique technique complexe. L’assise théorique du projet, de même que sa base épistémologique, culturelle, juridique et économique, demeure lacunaire et imprécise. En outre, cette alternative repose sur une vision populiste, adoptée au nom du peuple, et dépend étroitement du président, ce dernier étant l’exécuteur du projet. Si le modèle est supposé servir la démocratie, il demeure antidémocratique sur plusieurs points notamment en ce qui concerne ses objectifs. 

Le projet soulève la question cruciale du rapport du pouvoir à la société. Si la possibilité d’un retour à la dictature reste peu plausible, le problème se pose encore plus avec l’affaiblissement des institutions et des intermédiaires du contre-pouvoir ainsi que les cadres où se constituent l’opposition, en dehors des espaces institutionnels. Ne pouvant pas se contenter du contrôle populaire ni des « manifestations spontanées » (expression fréquemment utilisée par les partisans du projet) pour lutter contre toutes les formes de déviation du pouvoir politique envisagé. 

Les recommandations

Les recommandations concernent essentiellement la transition politique du pays, plus que le projet lui-même. Il s’agit de proposer des solutions objectives et adéquates permettant de passer à la troisième république tout en préservant les acquis enregistrés.  

Au niveau de la présidence

  • Continuer à traiter les dossiers de corruption tout en empêchant leur politisation.
  • Ouvrir la voie à un dialogue national politique, économique et social suivant un processus participatif réel afin d’éviter l’accaparation et la personnalisation du pouvoir. 
  • Sur le plan constitutionnel, établir une feuille de route claire pour mettre fin aux mesures exceptionnelles, dans le cadre constitutionnel.
  • S’appuyer sur les acquis de la transition démocratique, surtout au niveau des droits de l’Homme et des libertés individuelles, garantir leur préservation et ouvrir les dossiers des affaires de violation.
  • Garantir le droit au contentieux et l’accès à la justice et accélérer l’instruction des dossiers judiciaires annoncés.
  • Adopter une politique claire dans le cadre d’un agenda participatif qui protège les intérêts de la Tunisie et l’empêche de s’enliser sous la pression internationale et de perdre le soutien des autres pays. 

Au niveau de la société civile et des partis politiques

  • Œuvrer à ce que la société civile retrouve son rôle central dans le paysage politique, en intégrant les enjeux de cette étape.

[1] Journal Al-Mijhar, « La prochaine étape pour Kais Saied, honorer les engagements », Tunis, 24 septembre 2021(Version papier) [2]Lien de la page: https://www.facebook.com/لنفكر-ديمقراطيتنا-107036851737375 [3] Sur le vote obligatoire voir Mohamed Ridha Ben Hammed, Les principes fondateurs du droit constitutionnel et les régimes politiques, Centre des presses universitaires, Tunis, 2010, pp.375-376. http://abdelmagidzarrouki.com/2013-05-06-14-45-36/finish/329-/66892-/0[4] Intervention de Sonia Charbti durant une manifestation organisée par l’association Génération contre la marginalisation à Kabaria, 22 septembre 2021 : https://www.facebook.com/watch/?v=546884096373519 [5] Entretien avec le candidat Kais Saied, Shems Fm, 5 septembre 2019 : https://bit.ly/3aYKNu5 [6] Al-Mijhar, « La prochaine étape pour Kais Saied, honorer les engagements », Tunis, 24 septembre 2021. (Version papier)[7] Mohamed Ridha Ben Hammed, Les principes fondateurs du droit constitutionnel et les régimes politiques, Centre des presses universitaires, Tunis, 2010, p.378. [8] Mohamed Ridha Ben Hammed, Les principes fondateurs du droit constitutionnel et les régimes politiques, Centre des presses universitaires, Tunis, 2010, p.441.[9] Mohamed Ridha Ben Hammed, Les principes fondateurs du droit constitutionnel et les régimes politiques, Centre des presses universitaires, Tunis, 2010, p.438.[10] Interview complète de Kais Saied, Acharaa Al Magharibi, 19 juin 2019: https://bit.ly/3DwN8IX [11]Billet de Ridha Chiheb El Mekki (Lénine): https://bit.ly/3oTMz7N[12] Interview complète de Kais Saied, Acharaa Al Magharibi, 19 juin 2019: https://bit.ly/3DwN8IX[13] Interview complète de Kais Saied, Acharaa Al Magharibi, 19 juin 2019: https://bit.ly/3DwN8IX[14]Discours du président à l’occasion du mois de Ramadan à la mosquée de Zitouna: https://bit.ly/3C0hEdR [15]Interview complète de Kais Saied, Acharaa Al Magharibi, 19 juin 2019: https://bit.ly/3DwN8IX[16] Intervention du professeur Wahid Ferchichi: https://www.youtube.com/watch?v=1lA_BBJRGTc [17]Kaïs Saïed : « Il faut accepter les règles du jeu, mais pas le système » : https://bit.ly/3FI5msP [18]Peter Koslowski, « The social market economy and the varieties of capitalism », in Peter Koslowski (ed.), The social market economy ; Theory and ethics of the economic order, Springer, Berlin, 1998, pp.2-3.[19] Communiqué du ministère des Affaires sociales: https://bit.ly/3ptN7Bw[20] Entretien du président de la République avec M. Samir Majoul: https://bit.ly/2Z5u0TT [21]Peter Koslowski, « The social market economy and the varieties of capitalism », in Peter Koslowski (ed.), The social market economy ; Theory and ethics of the economic order, Springer, Berlin, 1998, pp.6-8.

Références bibliographiques
Le contributeur

Khalil Arbi

Docteur et chercheur en sciences politiques et membre de l'Association tunisienne d'études politiques

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