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La présence migratoire précaire en Tunisie, principalement par sa labeur, est visible à l’œil nu. Les migrant.es subsaharien.n.es sont surreprésenté.e.s au sein des métiers de service sous-payés. Ils et elles débarrassent nos tables, nettoient nos sanitaires, nos rues, nos espaces de vie. Selon les chiffres officiels, parmi 53 000 étrangers présents en Tunisie, 12 000 sont originaires d’Afrique subsaharienne[1]. Pourtant, institutionnellement, ces migrants ne sont nulle part. 

Un accès entravé au marché du travail

Le cadre juridique régissant le travail en Tunisie est basé sur une logique quasi-explicite de « préférence nationale ». Cependant, les étrangers sont loin d’être « égalitairement » discriminés dans l’accès au marché du travail régulier. 

Le code du travail, ainsi que l’ensemble de l’arsenal légal régissant l’entrée et le séjour des étrangers dans le pays, restent théoriquement confinés dans une logique binaire liant la perméabilité du marché de l’emploi pour les étrangers au taux de chômage[2]. La Tunisie enregistre constamment des taux de chômage élevés, en particulier chez les jeunes des régions défavorisées. L’absence d’opportunités de travail, ainsi que l’échec du modèle de développement, ont été parmi les principaux initiateurs de la transition politique de 2011. Depuis, le chômage est en constante augmentation, enregistré à 17,8% au premier trimestre de 2021[3]. 

En 2017[4], les migrants subsahariens ne représentaient que 4% du nombre total de travailleurs étrangers ayant obtenu un permis de travail, soit le taux le plus bas en comparaison à tous les autres non-nationaux. Ce taux a atteint les 2% dans les deux premières années suivant la Révolution (2011-12)[5]. 

La Tunisie semble obéir à une logique néolibérale liant la proportionnalité des investissements étrangers des États à l’attribution de permis de travail à leurs ressortissants. En effet, 40% des travailleurs étrangers réguliers dans le pays sont des citoyens d’Europe de l’Ouest. Celle-ci est l’investisseur étranger le plus important en Tunisie[6]. Selon les données de 2019 de l’Agence de promotion des investissements étrangers (APIE), la France (171 860 millions d’euros) suivie de l’Allemagne (57 450 millions d’euros) puis de l’Italie (55 220 millions d’euros) sont les trois investisseurs étrangers les plus importants dans le pays. La France détient à elle seule 34% de l’ensemble des investissements étrangers en Tunisie[7]. 

En contraste, un document publié en 2017 par le Centre tunisien de promotion des exportations (CEPEX) indique que le marché de l’Afrique subsaharienne ne représente que 2,2% des exportations tunisiennes contre 73,7% à destination de l’Union Européenne (UE). La Tunisie est le 62ème fournisseur des pays subsahariens[8]. 

La seconde plus grande communauté de travailleurs étrangers réguliers en Tunisie en 2017 était constituée de citoyens provenant de pays arabes (31%). L’argument des relations culturelles privilégiées entre ces derniers et la Tunisie a été avancé, faisant davantage référence à un lien identitaire qu’à un lien économique[9]. Par exemple, la Tunisie a ratifié une convention bilatérale pour la libre circulation de la main-d’œuvre avec le Maroc en 1966[10]. Ce ne sont donc pas exclusivement les investissements étrangers qui motivent les politiques migratoires de l’État tunisien.

Distribution des travailleurs migrants réguliers par région d’origine en Tunisie en 2017[11]

RégionNombre de Permis de Travail Accordés%
Europe de l’Ouest220040%
Pays Arabes (non inclus pays subsahariens arabophones)168631%
Asie74914%
Europe de l’Est3957%
Afrique Subsaharienne2374%
Amérique du Nord1172%
Amérique du Sud791%
Australie70%
Total5470100%

Un racisme sociétal structurel 

En parallèle à la discrimination institutionnelle dont ils sont victimes, les migrant.e.s subsaharien.n.e.s en Tunisie font face à un racisme ancré dans la société. Stéphanie Pouessel note que la loi pour l’élimination de toutes formes de discrimination raciale votée en 2018 est inapplicable en cas d’irrégularité[12]. Sur le papier, cette loi criminalise les propos racistes, le discours haineux et la discrimination sur base de couleur de peau, tous punis d’une amende de 3000 dinars, et d’un an à trois ans de prison. Cependant, comme la majorité des subsahariens présents dans le pays vivent dans des quartiers défavorisés et dans la clandestinité, ils ne peuvent recourir à ladite législation. Plus grave encore, un certain nombre d’entre eux a signalé des abus policiers lors de dépôts de plaintes[13]. 

La discrimination au logement et les arnaques, ou tentatives d’arnaque, sont également monnaie courante. Quand les migrants subsahariens arrivent à trouver un logement, ce sont souvent des habitations insalubres qui leur coûtent excessivement chers. Une étude quantitative datant de 2019 conduite par FTDES fait état de la multiplicité des discriminations expérimentées par les subsahariens en Tunisie. Les personnes interrogées déclarent avoir subi des insultes (89,60%), des violences physiques (33,90%), des arnaques (29,60%), des violations (22,90%), du chantage (7,80%) et un manque de respect (4%)[14].

Un droit à la santé précaire

Il n’existe aucun texte de loi ou disposition juridique, à l’exception de la circulaire 16/2000 relative à l’accès au traitement antirétroviral gratuit, qui exclut les étrangers de l’accès aux soins. Il n’y en a pas non plus qui inclut explicitement les étrangers dans l’accès aux soins médicaux. Ceci demeure une barrière pour l’accès aux soins, et ce en dépit des efforts répétés de conscientisation de la société civile.

L’accès aux soins des personnes migrantes les plus vulnérables se fait souvent par le biais des associations. L’État ne prévoit aucune politique publique afin de permettre aux non-citoyens démunis d’avoir accès aux soins. Les représentations consulaires n’ont pas non plus de budgets alloués à la santé de leurs ressortissants. Cette lacune résulte en une confusion chez les professionnels de la santé ainsi que chez les migrants eux-mêmes, et en une invisibilisation de ces derniers. Un exemple emblématique depuis le déclenchement de la crise sanitaire liée à la COVID-19 en Tunisie concerne la communication des consignes de prévention qui n’a été faite qu’en arabe, excluant de facto les migrants non-arabophones. 

Durant le confinement, les demi-mesures étatiques ont été de mise. Ainsi, et malgré une forte mobilisation de multiples acteurs de la société civile et un appel lancé en avril 2020[15] par un groupe d’associations, aucun plan national n’a été mis en place, ne serait-ce que pour informer les communautés migrantes présentes en Tunisie des développements liés à la pandémie et des permanences d’accès aux soins et autres services de prévention disponibles afin de permettre un endiguement plus efficace de la propagation du virus.

De même, l’État a annoncé, en parallèle au confinement, la suspension de la date de fin des visas et des amendes y afférent, mais aucune procédure de régularisation n’a été lancée, malgré les appels de la société civile[16]. Cela aurait permis aux migrants irréguliers de recourir aux professionnels de la santé sans peur d’être dénoncés ni déportés. Dans la même lignée, la demande principale de la grève de la faim entamée par des migrants détenus à El Ouardia n’a pas été écoutée par les autorités. En effet, environ 31 migrants du centre ont refusé de se nourrir pendant deux semaines pour protester contre les soins médicaux insuffisants, l’insalubrité et le manque de mesures de précaution, tous liés à la COVID-19. Les autorités tunisiennes ont ainsi refusé de les libérer[17]. 

Alternatives proposées

Une approche inclusive et uniformisée doit être envisagée. Les migrants qui arrivent en Tunisie doivent avoir accès à des informations fiables et mises à jour quant aux outils de soutien et d’intégration disponibles, immédiatement à leur arrivée. Un accompagnement pour trouver un travail, un logement et avoir accès aux soins de santé doit s’opérer, indépendamment du statut légal du migrant. Ce dispositif d’accueil des primo-arrivants doit être uniformisé et systématisé. Les différents intervenants, des professionnels de la santé aux agents des frontières, doivent être formés dans la protection et l’accompagnement des personnes migrantes en situation de vulnérabilité. Concernant les migrants irréguliers déjà présents dans le pays et ayant déjà intégré le marché du travail local, une possibilité de régularisation doit être envisagée. La mise en place de ces politiques publiques devrait inclure les migrants eux-mêmes, les associations communautaires et de soutien et les consulats, afin d’assurer des solutions efficaces, viables et exhaustives.

1- Concernant l’accès au marché du travail régulier, la politique d’attribution de permis de travail doit être revue afin d’élargir l’accès aux personnes travaillant dans les secteurs les moins rémunérés. Le cas échéant, une procédure de régularisation doit être prévue. Une représentativité plus importante des migrants subsahariens parmi les détenteurs de permis de travail doit aboutir.

2- Concernant la loi relative à l’élimination de toutes formes de discrimination raciale, des dispositions spécifiques doivent être pensées afin de permettre aux migrants subsahariens de porter plainte sans risque d’être détenus ou déportés, notamment à travers la création d’unités spécialisées à l’intérieur des postes de police. Cette mesure peut également faciliter l’accès au logement en permettant aux migrants de signaler les cas de discrimination chez les propriétaires.

3- Concernant l’accès à la santé, le droit des migrants à la santé doit être explicitement cité, notamment dans l’article 38 de la constitution. Les migrants doivent être informés des structures et services de santé disponibles dès leur arrivée. Un budget au niveau des représentations consulaires doit être négocié. 

Recommandations : 

  • Une stratégie de communication claire et transversale et un dispositif d’accueil uniforme pour les primo-arrivants doivent être mises en place, en coopération entre les différentes institutions étatiques concernées (ministère de l’emploi, de la santé, de l’intérieur, …) et la société civile. 
  • Les différents intervenants dans le parcours migratoire doivent être formés à la spécificité des migrants vulnérables, notamment à travers la création de cellules d’accompagnement et d’écoute.
  • Le ministère des affaires étrangères, en concertation avec le ministère de la santé, doit négocier un budget alloué aux soins de santé auprès des représentations consulaires des migrants les plus vulnérables présents en Tunisie.
  • Le ministère de l’intérieur, en concertation avec la société civile et les associations communautaires, doit mettre en place des cellules spécialisées au sein des postes de police afin de recevoir les plaintes des migrants. Ces cellules peuvent suivre le modèle des unités spécialisées dans les violences faites aux femmes mises en place par la loi 2017-58.
  • Le dispositif législatif tunisien concernant l’accès au marché du travail et les possibilités de régularisation de statut doit être réformé. Les migrants occupant des emplois de service mal rémunérés doivent avoir accès à un titre de séjour et à une forme de sécurité sociale.

[1]  Les chiffres officiels sous-estiment sans nul doute largement l’ampleur de la présence subsaharienne en Tunisie, la plupart des migrants vivant de manière irrégulière. Une enquête inédite sur les migrations internationales, non encore publiée, a été conduite à l’initiative de l’institut national de la statistique et l’Observatoire national de la Migration. Voir : https://www.aa.com.tr/fr/afrique/tunisie-lancement-d-une-enqu%C3%AAte-in%C3%A9dite-sur-les-migrations-internationales-/1919305 [2] Said Ben Sedrine, “Défis à Relever Pour Un Accueil Décent de La Migration Subsaharienne En Tunisie” (Friedrich Ebert Stiftung, 2018), https://www.fes-mena.org/fileadmin/user_upload/pdf-files/publications/De__fis_a___relever-accueil_de__cent_mig_subsaharienne_TN_PROMIG-FES_2018.pdf. [3]  Institue national des statistique, Indicateurs de l’emploi et du chômage, Premier trimestre 2021 http://ins.tn/publication/indicateurs-de-lemploi-et-du-chomage-premier-trimestre-2021 [4] Derniers chiffres disponibles. [5] Ben Sedrine, “Défis à Relever Pour Un Accueil Décent de La Migration Subsaharienne En Tunisie.”, p.28. [6] Ibid [7] WMC and TAP, “Près de 8% de baisse du flux des investissements étrangers en Tunisie en 2019 (FIPA),” Web Manager Center, February 6, 2020, sec. A ne pas rater, https://www.webmanagercenter.com/2020/02/06/444538/pres-de-8-de-baisse-du-flux-des-investissements-etrangers-en-tunisie-en-2019-fipa/. [8] Centre tunisien de promotion des exportations (CEPEX), “Tour d’horizon Sur La Coopération Commerciale Entre La Tunisie et l’Afrique Subsaharienne” (CEPEX, 2017), http://www.tunisiaexport.tn/actualites/cooperation_commerciale_Tunisie_Afrique_Subsaharienne. [9] Référence 5 [10]  “Décret Royal N° 208-66 Du 14 Safar 1386 (3 Juin 1966) Portant Ratification de Deux Conventions Signées à Tunis Le 9 Décembre 1964 Entre Le Royaume Du Maroc et La République Tunisienne.” (Royaume du Maroc, Août 24, 1966), http://adala.justice.gov.ma/production/Conventions/fr/Bilaterales/Tunisie/conventions%20signees%20a%20Tunis%20le%209%20decembre%201964%20entre%20le%20Royaume%20du%20Maroc%20et%20la%20Republique%20tunisienne.htm. [11] Ben Sedrine, p.29. [12]  Stéphanie Pouessel, “Tunisie : la loi contre les discriminations raciales ne profite pas à ceux qui en ont besoin,” Middle East Eye édition française, 2019, http://www.middleeasteye.net/fr/reportages/tunisie-la-loi-contre-les-discriminations-raciales-ne-profite-pas-ceux-qui-en-ont-besoin. [13]  Interview de l’auteure avec Dr. Faten Msakni.[14] Lapresse, 16/12/2019, Plus de 50% des migrants subsahariens ont été exposé à des actes de racisme de la plus part des tunisiens https://lapresse.tn/40191/plus-de-50-des-migrants-subsahariens-ont-ete-exposes-a-des-actes-de-racisme-de-la-part-de-tunisiens/ [15] FTDES, pétition; pour des mesures urgentes de protection des migrants.es et réfugiés.ées contre le covid19 https://ftdes.net/pour-des-mesures-durgence-de-protection-des-migrants-es-et-des-refugies-ees-contre-le-covid-19/?fbclid=IwAR0Mpa88Y8TuVTUeCRBk50ZUQmE2AMng9z3NyyImU8KxB_oXcF2N_EIYU98#_ftn2 [16] Idem [17] TN24, Les migrants mettent fin à leur grève de la faim au centre d’El Ouardia‎, 20/04/2020 https://tn24.tn/fr/article/les-migrants-mettent-fin-a-leur-greve-de-la-faim-au-centre-d-el-ouardia-252266

Références bibliographiques
Le contributeur

Yasmine AKRIMI

Doctorante en sciences politiques à Gand (Belgique) et analyste de recherche sur l’Afrique du Nord au Brussels International Center for Strategic Analysis. Elle s'intéresse notamment au développement des mouvements de contestation, aux dynamiques migratoires et raciales et aux questions du genre au Maghreb.

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