Résumé
Depuis la mise en application de la Constitution de 2014, la gouvernance en Tunisie s’est trouvée confrontée à une instabilité et un déséquilibre politiques constants. Deux phases électorales ont suffi à révéler les dysfonctionnements du système politique et son inadéquation avec la réalité du pays. Il en a résulté la dispersion du pouvoir exécutif, désormais soumis au bon vouloir des parlementaires. Par conséquent, il est urgent d’apporter les changements nécessaires et de rétablir un régime présidentiel encadré.
Introduction
Un système politique se définit par l’ensemble des normes juridiques régissant le pouvoir au sein d’un État, la répartition des compétences exercées par les institutions politiques et la délimitation des pouvoirs de chaque partie. Il établit également les mécanismes de coordination et de coopération entre les différentes structures étatiques sous la forme d’un système harmonieux et intégré.
Ces règles sont régies par la Constitution tunisienne, qui leur donne un poids constitutionnel compte tenu de la primauté de la loi. En plus, la complexité et spécificité du processus d’élaboration ou de révision constitutionnelle garantit une stabilité du système politique.
La Tunisie a connu différents régimes qui, d’une période à l’autre de son histoire, ont progressé grâce à l’évolution politique, économique et sociale. Depuis le règne ottoman au XVème siècle à l’institution du Protectorat français en 1881, en passant par l’adoption de la Constitution de 1861, et bien que celle-ci soit restée en vigueur, les conventions de la Marsa et le traité Bardo ont radicalement changé le régime politique en Tunisie, le dépourvoyant de sa souveraineté au profit du colonisateur. En définitive, le Bey et la constitution ont été réduits au rôle de façade du colonialisme français. Avec la promulgation de la Constitution tunisienne de 1959, un régime présidentiel a été instauré octroyant au président de la République de larges pouvoirs. Ce dernier nomme le Premier ministre qui, sous sa tutelle, exerce les fonctions du pouvoir exécutif. Quant au pouvoir législatif, il est représenté par la Chambre des députés et la Chambre des conseillers. Toutefois, ce système s’est rapidement transformé en régime dictatorial où les pouvoirs sont concentrés entre les mains du Président de la République. Pendant longtemps, il a permis la monopolisation du pouvoir par le président qui domine l’ensemble des structures de l’État sans respecter les valeurs du pluralisme politique et du transfert pacifique du pouvoir.
La Constitution tunisienne de 1959 a été abolie avec la révolution de 2011 et remplacée par la loi de l’organisation provisoire des pouvoirs publics en attendant la création d’une nouvelle constitution. Entretemps, cette loi a établi un régime temporaire dans lequel l’Assemblée constituante joue un rôle primordial. Celle-ci rassemble le pouvoir constituant puisqu’elle a la charge d’établir la constitution et le pouvoir législatif. Quant au pouvoir exécutif, il est exercé à parts égales par le Président de la République et le Chef du Gouvernement, sachant que tous deux sont élus par l’Assemblée constituante. À la fin de la période de transition et avec la ratification de la Constitution de 2014, le pays connaît un nouveau système politique appelé « régime semi-parlementaire »[1]. Le pouvoir législatif y est exercé par l’ARP directement élus par le peuple. Quant au pouvoir exécutif, il est réparti entre le Président de la république, qui est élu directement, et le Chef du gouvernement qui une fois nommé par le parti qui a remporté les élections, obtient la confiance du parlement.
Malgré l’élan démocratique de la Constitution de 2014 et la mise en place d’un « régime modéré sans la domination du Président de la République »[2], le pays n’a jouit d’aucune stabilité politique. Au contraire, la Tunisie n’a fait qu’enchaîner les crises politiques, même après deux scrutins organisés conformément aux lois de la Constitution actuelle. Les conseils municipaux élus, dont la politique s’inspire du régime actuel, se trouvent aussi dans l’impasse. Tout comme ce dernier, ils se basent sur le principe de comptabilité ainsi que sur le scrutin proportionnel avec listes bloquées aux plus forts restes[3] . Les élections municipales ont donné lieu à un paysage municipal disparate qui a engendré de vives tensions et précipité la dissolution de 30 conseils municipaux en l’espace de trois ans[4]. Il apparaît donc que les problèmes sont les mêmes qu’il s’agisse des municipalités ou du régime politique. Face à de tels marasmes, il est plus qu’urgent de réviser la Constitution et de changer le type de régime afin d’augmenter l’efficacité des appareils de l’État.
Période | Législation | Pouvoir exécutif | Pouvoir législatif | Pouvoir juridique |
Règne ottoman de 1574 à 1861 | Les lois de l’empire Ottoman | Le Pacha, le représentant de l’Empire ottoman | Le Pacha et le Divan composé des hauts commandants janissaires | Le juge Efendi |
De 1861 à 1881 | Constitution de 1861 | Le Pacha | Le Conseil Suprême | Pénal et Civil |
De 1881 à 1959 | Les Conventions de la Marsa et l’Accord de Bardo | Le Résident général de France et Le Bey Tunisien | Le Conseil Suprême | Civil |
De 1959 à 2011 | Constitution de 1959 | Le Président de la République avec l’aide du Premier ministre | La Chambre des députés et la Chambre des Conseillers | Civil |
De 2011 à 2014 | La loi de l’organisation provisoire des pouvoirs publics de 2011 | Le Président de la RépubliqueLe Chef du gouvernement | L’Assemblée nationale constituante | Civil |
Depuis 2014 | Constitution de 2014 | Le Président de la RépubliqueLe Chef du gouvernement | L’ARP | Civil |
Le système parlementaire modéré : instabilité et incohérence des organes de l’État
La Constitution tunisienne de 2014[5] a introduit un système politique appelé régime parlementaire modéré ou hybride basé sur une séparation souple des trois pouvoirs. Le pouvoir législatif est exercé par l’ARP dont les membres élus au suffrage universel direct. Le pouvoir exécutif est réparti entre le Président de la République, qui est directement élu sur deux tours, et le Chef du Gouvernement, choisi par le parti ou la coalition majoritaires. l’ARP lui accorde sa confiance et peut aussi la lui retirer. Concernant le pouvoir judiciaire, il revient aux magistrats financiers, administratifs ou judiciaires sous la supervision du Conseil supérieur de la magistrature. Ce régime est structuré de sorte que les pouvoirs puissent se surveiller les uns les autres et se coordonner. En effet, il permet au Parlement de contrôler le gouvernement, voire de lui retirer sa confiance, et de faire pression sur le Président de la République. Ce dernier a le pouvoir de dissoudre l’assemblée, dans certains cas, selon des conditions bien établies. Bien que ces règles semblent théoriquement définies et bien coordonnées, ce système s’est révélé on ne peut plus défaillant, favorisant l’instabilité politique et provoquant la chute des gouvernements l’un après l’autre. Les enjeux du régime politique actuel sont les suivants :
Un système qui favorise l’instabilité politique
L’Assemblée des représentants, à travers le vote de confiance, accorde ou non son soutien au gouvernement. Mais cette prérogative semble avoir nui au pouvoir exécutif comme en témoigne l’instabilité politique des gouvernements successifs sous l’influence des bouleversements qui agitent le Parlement. Tantôt, ces troubles provoquent des remaniements ministériels tantôt ils imposent la mise en place d’un nouveau gouvernement apte à satisfaire les divers parlementaires. De ce fait, le futur du gouvernement ne peut que dépendre des équilibres politiques au sein d’une Assemblée instable et fluctuante. Le système électoral basé sur le scrutin proportionnel avec listes bloquées aux plus forts restes[6] crée un paysage parlementaire dispersé. En effet, lors des élections législatives de 2019, les résultats étaient serrés entre des partis difficilement conciliables. Il est donc devenu difficile de former un gouvernement et de trouver une majorité parlementaire capable de diriger et de mettre en œuvre son programme politique, en plus des conflits internes au sein des partis. Au début de la première mandature de 2014-2019, Nidaa Tounes est arrivé en tête, avec 86 sièges à l’ARP. Mais très vite, le parti a perdu sa cohésion et s’est scindé en plusieurs partis. A cause de ces scissions, son bloc parlementaire s’est réduit laissant place à de nouveaux partis (Machrouu Tounes, Tahya Tounes, Afak Tounes). Il en va de même pour de nombreux partis qui participent aux élections et perdent par la suite leur cohésion, ce qui entraîne une plus grande dispersion des sièges. Et trouver une force politique majoritaire au Parlement n’en devient que plus ardu.
L’instabilité politique se manifeste aussi par l’émergence au sein même de l’Assemblée de nouveaux partis qui obtiennent des sièges sans élection et sans projet politique. Ils sont le résultat ou de scissions d’un parti ou du rassemblement de représentants indépendants. Tel est le cas de Tahya Tounes qui, bien qu’il n’ait pas participé aux élections législatives de 2014, était représenté par 43 députés lors de la cinquième session parlementaire 2018-2019. La dispersion et l’instabilité qui agitent la scène parlementaire sont dues à l’absence de partis forts et structurés avec une base politique stable. À part Ennahdha qui a participé à toutes les élections depuis 2011 et a su préserver son bloc au sein de l’Assemblée, la plupart des partis se sont éparpillés soit durant la mandature soit entre les élections.
Les députés indépendants et les mouvements politiques non organisés (tels que les coalitions, les listes indépendantes et les nouvelles formes d’organisation politique) jouent désormais un rôle important. Car difficiles à catégoriser selon une classification politique traditionnelle et ils se caractérisent par leurs incessantes fluctuations, modifiant constamment leurs alliances et compliquant encore plus la situation.
Figure n° 1 : Mercato des blocs durant la première mandature parlementaire 2014-2019[7]
Du fait du lien organique entre l’ARP et le gouvernement, les turbulences politiques et les dispersions au sein du Parlement ont ébranlé le pouvoir exécutif qui a été fortement affecté par la configuration des équilibres politiques du Parlement. L’instabilité politique a donc fini par atteindre le gouvernement[8]. En témoignent les crises continuelles de formation des gouvernements et de remaniements ministériels. Suivant le système politique actuel, la formation du gouvernement passe par sa nomination préalable par le parti qui a remporté les élections puis par le vote de confiance. Étant donné que les partis sont incapables d’acquérir une majorité confortable, la formation d’un gouvernement homogène devient un processus long et complexe. Les partis de l’Assemblée se trouvent contraints de trouver un consensus. Il ne s’agit donc plus que de quotas partisans et de troc et ce jusqu’à ce que le gouvernement obtienne l’approbation du Parlement.
Depuis la promulgation de la nouvelle constitution, les crises des gouvernements se sont succédé surtout après les élections de 2019. A cette période, Habib Jomli est nommé pour mettre en place un nouveau gouvernement. Mais au terme des deux délais accordés, sa proposition ne reçoit pas le soutien majoritaire, à cause des disparités engendrées par les résultats des élections. Une perte de temps pour le pays qui est resté deux mois sous l’autorité du gouvernement par intérim de Youssef Chahed. Ce retard n’a pas été sans conséquences étant donné que la nouvelle composition n’a pris ses fonctions que deux jours avant la découverte du premier cas d’infection par le Coronavirus. Ainsi, le pays n’a pu se préparer pour faire face à la crise sanitaire. Les crises des gouvernements poussent aussi les partis politiques à rechercher des consensus, souvent conjoncturels. Quand bien même ils arriveraient à former un gouvernement, ce dernier se trouverait fortement affecté par les changements des équilibres politiques au sein de l’Assemblée. La versatilité des forces politiques aboutit parfois au renversement des gouvernements. Tel a été le cas du gouvernement de Habib Essid contre lequel le parlement adopte une motion de censure dans le cadre de l’Accord de Carthage, mais aussi du gouvernement de Elyes Fakhfakh. La chute de ce dernier est un exemple parlant de l’impact que peut avoir l’instabilité politique du Parlement. Produit de la coercition politique, ce gouvernement était déjà voué à l’échec et sa chute devait servir à « élargir la ceinture politique ». Malgré sa composition hétérogène, le gouvernement est renversé quelques mois après avoir obtenu le vote de confiance et ce à cause des relations conflictuelles de ses membres au sein de l’Assemblée. D’ailleurs, si le gouvernement échappe à la menace du renversement, il n’en est pas moins contraint à opérer des remaniements ministériels. En effet, l’impact de la scission de Nidaa Tounes au sein du parlement s’observe dans le remaniement ministériel réalisé par Youssef Chahed et qui a conduit au limogeage des ministres de Nidaa Tounes et à leur remplacement par des membres de Ennahdha et d’indépendants ralliés à son parti. Le même scénario s’est répété avec le gouvernement de Hichem Mechichi qui a très vite opéré un remaniement, quelques mois après l’adoption de la motion de confiance. Près d’un tiers du gouvernement s’est vu révoquer. Mais les tensions entre le premier ministre et le président au sujet de ce remaniement vont bloquer le processus[9]. Ces changements répondent aux attentes des blocs parlementaires qui désirent former une nouvelle ceinture politique favorable au gouvernement .
Ainsi, depuis 6 ans, le pays vit au rythme des négociations autour de la formation des gouvernements, de leur renversement ou de leur remaniement. Il n’est donc pas étonnant que quatre premiers ministres se soient succédé et que six différents gouvernements se soient formés (à raison d’un gouvernement par année). Certains ministères régaliens ont vu défiler un grand nombre de ministres en peu de temps. L’instabilité du gouvernement se traduit par la perturbation des politiques publiques et des stratégies nationales au moment où le pays a besoin de stabilité et de coordination entre ses différents organes. Avec les défis préexistants , il est difficile que la composition d’un gouvernement de coalition obtienne la confiance du Parlement et répond aux diverses sensibilités politiques qui existent en son sein.
Dispersion et querelles au sein du pouvoir exécutif
La Constitution tunisienne de 2014 a réparti le pouvoir exécutif entre le Président de la République et le Chef du gouvernement[10], et attribue à chacun des pouvoirs exécutifs spécifiques, sachant que le Président de la République dispose de pouvoirs relativement limités par rapport au Chef du Gouvernement. Concernant le Président de la République, la Constitution tunisienne lui confère le pouvoir de contrôler la politique étrangère du pays en plus de la défense et de la sécurité nationale. Il a également le droit d’effectuer des nominations dans certaines fonctions suprêmes. En outre, il peut aussi exercer l’initiative législative dans certains domaines définis par la Constitution. Tout ce qui dépasse la compétence exclusive du Président revient au chef du gouvernement. La Constitution tunisienne a également établi un ensemble de mécanismes permettant aux deux chefs du pouvoir exécutif d’interagir, dont surtout la possibilité qu’a le chef d’État de présider les conseils ministériels. De plus, les deux parties doivent se concerter pour nommer le ministre des Affaires étrangères et le chef du gouvernement a l’obligation d’assister aux réunions du Conseil suprême de sécurité nationale. Ces mécanismes servent à garantir la coordination des travaux des deux parties. Néanmoins, l’expérience pratique du ce régime en a révélé les limites, que ce soit après les élections de 2014 ou celles de 2019. Elle a aussi prouvé que la constitution regorge de failles et de zones d’ombre. En l’absence d’une relation harmonieuse entre ses deux chefs, le pouvoir exécutif est dispersé surtout qu’il s’inscrit dans un environnement politique instable depuis des années.
Les tensions entre les deux chefs du pouvoir exécutif ont commencé à se manifester lors du vif différend entre le Premier ministre Hamadi Jebali et le Président de la République, Moncef Marzouki, autour de l’extradition de l’ancien Premier ministre libyen Baghdadi Ali al-Mahmoudi. Si cela s’est produit avant la promulgation de la constitution de 2014, le pouvoir exécutif obéissait déjà à la même logique de division entre le Président de la République et le chef du gouvernement.
Dans la scène politique, les conflits ne cessent de se multiplier. Après les élections de 2014, l’ex-président de la République, Beji Caid Essebsi a vite limogé le chef du gouvernement Habib Essid après l’avoir nommé lui-même. Son successeur, Youssef Chahed avait des relations extrêmement tendues avec le président et ce jusqu’à la mort de ce dernier. À la suite des élections de 2019, et si le président élu Kais Saied entretenait une relation relativement bonne avec le chef du gouvernement Elyes Fakhfakh, il n’en a pas été de même avec son successeur , Hichem Mechichi. Ces tensions ont culminé à un tel niveau que ce dernier a interdit à ses ministres de se réunir avec le président sans son aval. De son côté, celui-ci a entravé la prestation de serment des nouveaux ministres. De plus, il n’a pas cessé de critiquer le rendement du gouvernement. Dès lors, la répartition du pouvoir exécutif entre deux parties en conflit ne peut que disperser le pouvoir, obstruer le processus d’exécution et affaiblir la performance des institutions étatiques.
Concernant les affaires étrangères, la constitution tunisienne accorde au Président de la République de larges pouvoirs. Néanmoins, sans un minimum de coordination avec le gouvernement, la gestion des relations étrangères ou la signature d’accords relève quasiment de l’impossible. Ceci explique les difficultés rencontrées pour l’importation des vaccins durant la crise sanitaire et le blocage de nombreux accords dont l’application nécessite l’aval du gouvernement. Comme lors de sa visite en Libye, le Président de la République s’y est rendu seul avant que le Premier ministre n’effectue lui aussi une visite. Les questions abordées ont différé à chaque fois et la situation s’est répétée dans d’autres cas de démarches diplomatiques effectuées à l’échelle internationale. En attribuant la qualité de « Commandant suprême des forces armées » au Président de la République, la constitution ne précise pas explicitement si ces forces sont civiles ou militaires. Cette ambiguïté a causé des mésententes entre les deux parties du pouvoir exécutif et une nouvelle confusion au niveau de la direction des forces sécuritaires, notamment lorsque les directives s’opposent. Dans de nombreux cas, les rôles se chevauchent, ce qui perturbe les rouages de l’État et nuit aux intérêts du pays. Ce qui a engendré des tensions au sein des administrations et des appareils de l’exécutif et a affaibli leur efficacité. La gestion de la crise sanitaire du Covid-19 illustre à bien des égards le danger que présente cette schizophrénie du pouvoir exécutif. En effet, les appareils de l’État se sont heurtés au manque de cohésion et de coordination entre le Chef du gouvernement et le Président de la République au niveau des décisions. La situation du pays s’est donc détériorée sur tous les plans.
Un régime politique qui favorise l’irresponsabilité politique
L’élection est un mécanisme qui permet à l’électeur de transférer à son représentant la légitimité d’exercer le pouvoir pour une période déterminée sur la base d’un projet ou d’un programme politique. Dans le système politique tunisien, l’électeur élit son représentant à l’ARP et le président de la République par suffrage direct. De son côté, le chef du gouvernement est sélectionné par le parlement qui lui accorde ou non sa confiance.
Ce système repose sur plusieurs contradictions. Par exemple, le président représente l’une des branches du pouvoir exécutif, est élu sur deux tours au suffragel direct et tire sa légitimité du peuple. Néanmoins, il ne dispose pas d’autant de pouvoir que le Chef du gouvernement qui n’est pas directement élu.
Mais ce système a surtout ouvert la voie à la déresponsabilisation politique. L’expérience a montré que les partis qui remportent les élections, bien que capables de nommer un premier ministre, se cachent derrière les personnalités non partisanes et indépendantes que leur confie le gouvernement. Parfois même, les groupes vainqueurs aux élections en deviennent les opposants, d’où l’émergence de gouvernements qui n’ont pas de légitimité électorale. En témoigne le cas du premier ministre Elyes Fakhfakh qui n’a récolté que 1% aux élections présidentielles et dont le parti n’a remporté aucun siège à l’Assemblée. Mais, il a quand même été placé à la tête du gouvernement[11]. Le principe de l’élection et l’esprit de la démocratie présupposent que la personne élue soit jugée au terme de son mandat. Néanmoins, les partis se déresponsabilisent sous prétexte que le gouvernement est soit indépendant soit de coalition. Ils n’auraient donc aucune autorité sur ce dernier et aucune responsabilité à assumer. L’élection exige également qu’une personne soit nommée sur la base d’un projet et d’un programme politique. Toutefois, à cause des consensus, les partis qui ont remporté des sièges au Parlement abandonnent rapidement les programmes politiques qu’ils ont promis à leurs électeurs pour développer de nouveaux projets complètement différents. Dans certains cas, les électeurs élisent un parti afin d’en disqualifier un autre sans envisager la possibilité que les deux partis puissent s’allier, ce qui entraîne des conséquences contraires à leurs attentes.
La Constitution tunisienne et la loi électorale n’offrent aucun moyen de révoquer ou de retirer la confiance aux membres de l’Assemblée, et ce quelle que soit l’erreur commise. Car le député jouit de l’immunité parlementaire et son mandat ne peut être écourté. En effet, les failles du système politique actuel lui permettent de se dérober à ses responsabilités en toute impunité. En revanche, le Président de la République, qui est directement élu, endosse la responsabilité des échecs et récupère le mérite des réussites, l’électeur l’ayant choisi lui et non son parti ou sa liste. Les élections offrent donc le moyen de punir un élu en ne le réélusant pas.
Schéma simplifié du régime parlementaire modéré
Le régime présidentiel, un modèle alternatif efficace
Il n’est pas question d’abolir le régime parlementaire mais de limiter une partie de ses pouvoirs et de mettre le pouvoir exécutif uniquement entre les mains de la Présidence de la République. Ce régime prendrait une forme qui ne diffère pas théoriquement de la Constitution de 1959 mais qui offre des garanties suffisantes pour ne pas dévier vers un régime présidentiel despotique.
Le régime présidentiel, une garantie pour la coordination des organes de l’État
Le système actuellement adopté a affaibli l’efficacité des institutions de l’État et conduit à la dispersion du pouvoir exécutif puisque ce dernier est fragmenté et que ses deux parties entretiennent des rapports conflictuels. Il est donc nécessaire d’adopter un système basé sur l’agrégation du pouvoir exécutif c’est-à-dire le système présidentiel traditionnel. Celui-ci repose sur une Présidence de la République élue par le suffrage universel direct sur deux tours. Le président désigne un chef du gouvernement qui exerce toutes ses fonctions sous son égide, le consulte et coordonne avec lui. Il peut le révoquer et superviser le conseil des ministres. Ce modèle permet d’unifier le pouvoir exécutif pour que les politiques publiques soient contrôlées par un seul organe. La coordination devient dès lors possible et durable. en plus de créer une harmonie décisionnelle à l’échelle nationale et internationale pour les mettre en œuvre et éviter les crises politiques.
Exiger un régime présidentiel n’enlève rien à la valeur du Parlement et à l’importance de son rôle. Ce modèle offre des mécanismes qui favorisent les interactions entre le Président et le Parlement notamment dans le cadre législatif. Par exemple, toute loi mise en place par le premier requiert l’approbation du deuxième. Il en va de même pour le budget annuel, les accords internationaux et même la déclaration de guerre ou l’envoi des forces militaires à l’étranger. En outre, chaque partie dispose de ses moyens de pression de manière à garantir l’équilibre des rapports de force. L’ARP peut donc destituer le président en cas de violation grave de la Constitution, notamment à travers la Cour constitutionnelle. En contrepartie, le chef d’État peut dans certains cas dissoudre le Parlement. Ce modèle offre aussi d’autres mécanismes d’interaction. Par exemple, il permet au Président de s’adresser au Parlement, de même qu’il garantit à ce dernier la possibilité d’interroger le gouvernement, le Premier ministre voire le chef d’État. Autant de moyens qui favorisent la coordination entre les appareils de l’État pour une séparation souple des pouvoirs.
Schéma explicatif du régime présidentiel traditionnel
Consacrer la responsabilité politique
Dans le système présidentiel, le Président de la République est directement élu pour exercer le pouvoir exécutif. Le suffrage universel garde toute sa valeur puisque le Président dispose de larges pouvoirs qui lui permettent de concrétiser son programme électoral. Ainsi, l’irresponsabilité politique n’est plus possible. Par conséquent, il assume la responsabilité politique de ses échecs soit par la punition électorale, c’est-à-dire ne pas être réélu, soit par d’autres mécanismes comme le retrait de confiance par l’Assemblée qui prend les mesures nécessaires pour sa destitution. Ainsi, le Président de la République doit répondre de ses actes devant ses électeurs et respecter la légitimité électorale.
Garanties contre les dérives du régime présidentiel
La Tunisie souffre encore des traumatismes du régime présidentiel monocéphale de Habib Bourguiba et de Ben Ali qui se sont accaparés le pouvoir et ont dominé toutes les institutions de l’État. Ces expériences alimentent les craintes d’un retour à la dictature. Néanmoins, tout régime présidentiel n’est pas dictatorial et tout système parlementaire n’est pas forcément démocratique. De ce fait, il est aisé de trouver un modèle qui respecte toutes les composantes de la société démocratique. Le système américain en est un parfait exemple car si le Président exerce le pouvoir exécutif, le Congrès demeure une force active aux Etats-Unis avec un grand poids politique. Il s’agit donc d’encadrer le régime présidentiel au moyen de garanties légales suffisantes pour empêcher les potentielles dérives vers un régime dictatorial et monocéphale. Celles-ci consistent à créer des institutions constitutionnelles qui renforcent la démocratie et préservent l’indépendance de la justice et la liberté des médias. Mais ce sont surtout les mécanismes dont disposent le Parlement qui garantissent la démocratie. En effet, l’Assemblée suit et surveille les travaux du pouvoir exécutif, grâce à des moyens de pression efficaces. Elle peut par exemple refuser d’adopter des lois et même destituer le Président de la République. Ainsi, la présence d’un Parlement fort qui exerce effectivement son rôle constitue un gage de démocratie dans un régime présidentiel. En outre, la Constitution actuelle, en précisant la durée des mandats, offre une autre garantie. Selon la loi, le Président n’a le droit qu’à deux mandats consécutifs ou séparés et ne peut amender la Constitution pour prolonger cette durée[12]. Ce chapitre est considéré comme un acquis important et dont la modification nécessite l’entière révision de la Constitution, vu la complexité du processus d’élaboration des constitutions. Par conséquent, lors de la définition des pactes, il s’agit de garantir le transfert pacifique du pouvoir et de prévenir la monopolisation du pouvoir dans le régime politique.
Finalement, il ne s’agit plus de choisir entre un régime monocéphale ou pluricéphale mais de trouver celui qui est le plus apte à unifier le pouvoir exécutif et empêcher sa dispersion dans un système politique pluraliste sur la forme et vide sur le fond.
Recommandations
Au niveau de la Présidence :
- Organiser un dialogue national global autour du projet de révision de la constitution et impliquer de manière équilibrée toutes les parties politiques et les institutions publiques surtout celles qui représentent les femmes et les jeunes.
- Abroger le chapitre relatif au pouvoir exécutif et législatif et le reformuler conformément aux principes du régime présidentiel ; réviser et modifier le reste des chapitres pour qu’ils soient compatibles ; à condition que la modification ne concerne aucun droit ou liberté acquis en vertu de la constitution de 2014.
Au niveau de l’Assemblée et de la Présidence :
- Achever la mise en place de la Cour constitutionnelle et toutes les instances constitutionnelles suspendues, parallèlement à la révision de la Constitution.
- Organiser des élections présidentielles et législatives anticipées conformément aux dispositions de la nouvelle Constitution.
[1] Dans les Sciences politiques, il est appelé « régime parlementaire hybride » et dans le droit constitutionnel, « régime parlementaire modéré » [2] Ridha Ben Hammed, La constitution de la République Tunisienne de 2014 et la transition démocratique, ouvrage en hommage au doyen Salah Ben Aissa, Presses du centre universitaire, p.9. [3] Le scrutin proportionnel avec listes bloquées aux plus forts restes est un mode de scrutin adopté par la Tunisie dans les élections législatives et municipales où les candidats se présentent sur une liste bloquée c’est-à-dire que l’électeur vote pour tous les candidats à la fois. Pour en savoir plus voir la loi organique n° 2014-16 du 26 mai 2014, relative aux élections et référendums [4] Shems Fm, dissolution de 30 conseils municipaux en trois ans https://bit.ly/36U1oNC [5] Constitution de la république Tunisienne https://www.constituteproject.org/constitution/Tunisia_2014.pdf?lang=fr [6] Voir https://anc.majles.marsad.tn/simulation_modes_scrutin [7] Al Bawsala, Marsad Majles, La Ière mandature parlementaire en chiffres (Novembre 2014 – Août 2019), p.10. https://www.albawsala.com/ar/publications/20193271 [8] L’instabilité politique relève de la situation politique globale du pays en ce qui concerne les partis et leurs accords. La stabilité politique est liée à celle du gouvernement du fait de son existence et sa capacité à mettre en œuvre sa politique publique. [9] Shems FM, « Le Parlement accorde son vote de confiance au gouvernement de Hichem Mechichi », publié le 26 janvier 2021. https://bit.ly/3Bg0w3M [10] Articles 77 et 78 de la Constitution de 2014. https://lib.ohchr.org/HRBodies/UPR/Documents/Session27/TN/6Annexe4Constitution_fr.pdf [11] Echorouk, « Qu’a réalisé Elyes Fakhfakh dans sa course à la présidence », publié le 20 janvier 2020. https://bit.ly/36J7OyP [12] Article 75 de la Constitution tunisienne de 2014. https://lib.ohchr.org/HRBodies/UPR/Documents/Session27/TN/6Annexe4Constitution_fr.pdf