La dignité, la santé, les soins, l’éducation et l’instruction constituent des droits garantis à l’enfant par son père et sa mère et par l’État. L’État doit assurer aux enfants toutes les formes de protection sans discrimination et conformément à l’intérêt supérieur de l’enfant[1].
Article 47 de la Constitution tunisienne du 27 janvier 2014
Résumé exécutif
De nombreuses interrogations tournent aujourd’hui autour de la question des droits de l’homme en Tunisie , d’autant plus que la constitution tunisienne censée se porter garante des droits de l’individu se retrouve impuissante face à des crises sociales dans lesquelles la liberté de l’individu est absente.
Nous aborderons, tout au long de ce Policy Brief, une crise sociale dont on parle peu, qui est le phénomène du travail des enfants en Tunisie. Un phénomène qui s’est aggravé depuis l’ère dictatoriale et qui n’a jamais été traité auparavant, tout en cherchant à proposer des solutions pour y mettre fin.
Introduction
La Tunisie a ratifié plusieurs conventions internationales, la plus importante étant la Convention Internationale des Droits de l’Enfant (CIDE). Par ailleurs, des législations qui visent à instaurer et à promouvoir le système des droits de l’homme en général et les droits de l’enfant en particulier se sont multipliées. Parmi les questions sur lesquelles la Tunisie s’est intéressée, figure le travail des enfants, étant donné que ce groupe est une catégorie vulnérable qui peut être exploité. Cependant, la réalité est complètement différente car les instruments internationaux et locaux ratifiés par l’Etat ne sont pas respectés.
Le travail des enfants peut causer de graves dommages physiques dus à des blessures graves et à des maladies incurables, en plus des dommages psychologiques qu’ils peuvent subir à cause de l’exploitation, de l’épuisement et du manque de soutien psychologique, car l’enfant est privé de scolarité à un âge précoce et jeté dans l’arène de la vie professionnelle dès son plus jeune âge au lieu de poursuivre ses études, sans oublier l’exploitation sexuelle qui touchait 59% d’enfants victimes de la traite des personnes en 2018, selon les statistiques de la délégation générale à la protection de l’enfance dans le rapport annuel de l’Instance Nationale de lutte contre la traite des personnes, profitant de la timidité des enfants, de leur ignorance par rapport à ce qui se passe et de leur peur de perdre leur travail sans lequel ils ne pourraient pas subsister. De plus, le travail des enfants peut les mener vers des domaines plus dangereux, soit devenir victimes de recrutement des groupes terroristes, soit quitter le pays dans des navires de la mort, soit être victimes de la prostitution et des réseaux de drogue.
Le travail des enfants, un phénomène alarmant, comme en témoignent les chiffres
Des chiffres alarmants et un phénomène croissant
L’enquête par grappes à indicateurs multiples 4 (MICS)[2], préparée par l’UNICEFUnited Nations of International Children’s Emergency Fund en coopération avec l’INSInstitut National de la Statistique , indique que 3% des enfants âgés de 5 à 14 ans sont exploités économiquement, et ce pourcentage varie clairement selon les régions et les zones, 7% a été enregistrée dans le sud-est et 10% à Kasserine qui enregistre le taux le plus élevé de travail des enfants. L’étude a mis l’accent sur la relation directe entre le travail des enfants et les conditions de leurs scolarisations ainsi que le risque croissant d’échec et de abandon scolaires. Il faut rappeler le taux annuel d’abandon scolaire pour l’année 2014, qui, selon les statistiques du ministère de l’Éducation, dépassait 100000 élèves, afin que l’on puisse découvrir, finalement, la possibilité de recourir au marché du travail après avoir quitté l’école volontairement ou par obligation.
Selon une enquête nationale menée par l’INSInstitut National de la Statistique , le ministère des Affaires sociales et l’Organisation internationale du travail vers la fin de l’année 2017[3], le nombre d’enfants économiquement actifs a atteint plus de 215000. L’étude a confirmé que 136 000 de ces enfants font des travaux dangereux. Selon le ministère des Affaires sociales, environ 50 % des enfants travaillent dans l’agriculture, tandis qu’environ 20 % d’entre eux travaillent dans le commerce, et le reste des pourcentages est réparti sur certaines professions libérales, artisanat et autres.
Le travail des enfants en Tunisie est devenu un phénomène répandu et banalisé, car les enfants mendient, nettoient les vitres des voitures, vendent des bouquets de jasmin et travaillent dans des ateliers de réparation automobile. Compte tenu de leur vulnérabilité et de la facilité avec laquelle ils sont déstabilisés, ils sont victimes d’exploitation. Les filles travaillent souvent dans les foyers comme aides ménagères dès leur plus jeune âge pour subvenir aux besoins de leurs familles, venant de l’extrême nord pour travailler dans la capitale, et deviennent ainsi des proies aux viols et aux harcèlements. Une étude menée par L’AFTURDAssociation des Femmes Tunisiennes pour la Recherche sur le Développement , a confirmé en 2016[4] qu’il y avait environ 78 mille travailleuses domestiques en Tunisie, dont 17,8 % sont des mineurs, et il est important de mentionner le marché hebdomadaire dans l’une des zones situées au nord-ouest du pays, où les filles mineures sont exploitées par des courtiers pour les employer comme aides ménagères …
Ainsi l’étude approfondie menée par l’Instance Nationale de lutte contre la traite des personnes et selon les statistiques de la Commission générale à la protection de l’enfance entre les années 2017-2018 confirme la profondeur de la crise, d’autant plus que les enfants sont devenus victimes de réseaux criminels, où le taux de leur exploitation dans le crime organisé atteint 15,2%, que ce soit pour la mendicité ou l’exploitation économique, le taux atteint 25,7% du nombre total d’enfants victimes de la traite des personnes.
Dans le même contexte, les scènes d’enfants mendiants et vendeurs d’agendas et de papier mouchoirs deviennent de plus en plus communes, les passants s’y sont habitués, certains sympathisent et certains s’en moquent. Mais on ne peut nier que ces enfants sont victimes d’une exploitation ostensible par des réseaux professionnels spécialisés dans l’attraction d’enfants de familles nécessiteuses en échange d’un tiers des bénéfices. Une courte vidéo[5], diffusée sur les réseaux sociaux, a permis de repérer une voiture sans carte grise rassemblant des enfants qui se sont dispersés pour mendier dans la ville de Hammam-Lif.
L’extrême pauvreté et la cupidité des parents peuvent les pousser à faire de leurs enfants un appât facile pour ces organisations et permettre à ces réseaux de louer des bébés pour attendrir et rendre empathiques les passants. Ils le rendent à sa famille en fin de journée en échange du montant convenu, « qui varie d’un enfant à l’autre en fonction de l’âge, des conditions de vie et de la façon avec laquelle on l’exploite », qui pourrait aller jusqu’à d’obliger l’enfant à prendre un somnifère pour le contrôler afin qu’il s’endorme tout au long de la journée.
Dans un rapport publié par Inkyfada sur l’exploitation des enfants et la traite des personnes[6], figure ce qui suit :
« En 2017, la justice n’a examiné que 18 dossiers liés à l’exploitation des enfants, dont 7 ont été classées comme étant de la « traite d’êtres humains ». La plupart des victimes sont des enfants, en particulier des filles. Parmi les accusés dans cette affaire, seule une accusée a été condamnée à un mois de prison car elle a utilisé un bébé pour mendier. Les données du ministère de la Justice montrent que jusqu’au 31 janvier 2018, la plupart des dossiers judiciaires faisaient encore l’objet d’une enquête et qu’une seule personne a été relâchée après avoir été innocentée, tandis que huit autres sont toujours en détention. Ils ont été accusés de traite des personnes. “
Dans un entretien mené par la présidente de l’Instance Nationale de lutte contre la traite des personnes avec Inkyfada, le juge Raoudha Laabidi a souligné la nécessité de revoir le code du travail et d’autres lois, étant donné qu’elles contiennent certaines dispositions qui permettent le travail des mineurs dans les domaines de l’agriculture et de la pêche.
Lacune législative
Les lois promulguées par le législateur sur la question du travail des enfants posent aujourd’hui un problème réel. L’ambiguïté de certains textes laisse le champ d’interprétation large et creuse encore plus le fossé …
Nous citons l’exemple de l’article 58 du Code du travail : «Ne peut être inférieur à dix-huit ans l’âge minimum d’admission dans n’importe quel type de travail susceptible, de par sa nature ou les circonstances dans lesquelles il est exécuté, d’exposer la santé, la sécurité ou la moralité des enfants au danger. Les types de travaux visés au paragraphe précédent sont déterminés par Arrêté du Ministre chargé des Affaires Sociales pris après consultation des organisations professionnelles les plus représentatives des employeurs et des travailleurs. »[7] Cet article représente une ambiguïté législative qui aggrave la crise, le législateur reconnaît-il explicitement que l’enfant est autorisé à travailler tant qu’il n’est exposé à aucun préjudice ?
Dans le même contexte, l’article 55 du Code du travail dispose que : « L’âge d’admission des enfants au travail est abaissé à 13 ans dans les travaux agricoles légers non nuisibles à la santé et au développement normal des enfants et ne portant pas préjudice à leur assiduité et aptitude scolaire ni à leur participation aux programmes d’orientation ou de formation professionnelle agréés par les autorités publiques compétentes »
Au moment où le législateur, à travers la loi sur la traite des personnes du 3 août 2016, tentait de protéger les enfants, il a reconnu l’interdiction de « l’exploitation économique ou sexuelle des enfants dans le cadre de leur emploi »[8]. L’article 20 de la loi relative à l’élimination de la violence à l’égard des femmes approuvée par l’assemblée et publiée le 11 août 2017 dispose qu’: « Est puni de trois à six mois d’emprisonnement et d’une amende de deux à cinq mille dinars, quiconque embauche volontairement et de manière directe ou indirecte, des enfants comme employés de maison. Encourt la même peine prévue par le paragraphe précédent, quiconque se porte intermédiaire pour embaucher des enfants comme employés de maison »[9].
S’agit-il d’une schizophrénie législative ?
Moyens limités et manque de coordination
Il est à noter que les statistiques existantes qui sont fournies par le délégué à la protection de l’enfance ou par d’autres instances compétentes ne reflètent pas vraiment la réalité car elles sont basées sur des notifications. Le délégué à la protection de l’enfance agit en fonction des notifications, notamment en l’absence d’un plan d’action commun entre lui et le reste des structures concernées. Il n’y a pas de banque de données et de statistiques se spécialisant et s’intéressant au phénomène de la mendicité des enfants et couvrant son ampleur comme il se doit. De même, le fait que l’Etat n’alloue pas les moyens nécessaires rend les poursuites pénales difficiles, et il faut souligner que les moyens financiers sont faibles pour former un plus grand nombre des forces de l’ordre afin d’assurer l’efficacité des interventions et de travailler sur l’encadrement et la formation de tous les acteurs du système judiciaire. Malgré la formation de 1400 personnes entre magistrats, procureurs de la république, leurs assistants et forces de l’ordre, selon le juge Raoudha Laabidi, le manque de solutions et de formation semble clair.
Solutions et stratégies à mettre en œuvre :
Application du plan national de lutte contre le travail des enfants
La stratégie nationale de lutte contre le travail des enfants[10], qui s’étend de 2015 à 2020, soulève de nombreuses questions et interrogations, de manière à rendre perplexe ceux qui se pencheraient sur la question. Cette stratégie est-elle devenue de simples mots creux destinés à satisfaire les organisations de défense des droits humains et la société civile tunisienne … L’introduction de la stratégie fait l’éloge de l’arsenal du législatif tunisien et exalte la constitution tunisienne et les tentatives constantes pour sortir les enfants de cette situation alarmante suivie par des visions ayant pour but d’établir cette stratégie à travers l’adoption de l’approche participative. Il est important de mentionner trois points auxquels s’est intéressée la stratégie nationale :
- Créer un comité de direction pour suivre les étapes de préparation de la stratégie nationale, qui comprend des représentants des ministères et des acteurs sociaux concernés.
- Organiser des consultations au niveau des structures régionales concernées pour identifier de près les particularités les plus importantes du phénomène et définir les exigences pratiques et juridiques pour y faire face.
- Organiser des ateliers participatifs pour proposer et discuter diverses formules et mécanismes pour trouver des solutions au problème du travail des enfants, compléter les informations et les données concernant les modalités et les caractéristiques du phénomène et de sa propagation aux niveaux régional et national, analyser la situation actuelle et identifier les causes.
Toutes sont, en fait, des solutions efficaces si elles sont effectivement appliquées, sur terrain, mais elles demeurent de simples plans de projets qui n’ont pas encore été réalisés en raison de l’absence du cadre législatif approprié à la mesure des objectifs de ce plan ainsi qu’à l’incompétence des institutions pour provoquer le changement souhaité.
Fournir un cadre institutionnel capable d’insuffler le changement
L’élaboration d’un plan stratégique pour éviter le dilemme du travail des enfants passe inévitablement par les institutions et les administrations interdépendantes qui, souvent, ne possèdent pas les prérequis minimums d’un travail effectif pour résoudre les problèmes associés au travail des enfants. Par conséquent, entreprendre des réformes structurelles et institutionnelles afin de fournir des conditions de travail adéquates est une question urgente qui devrait être une priorité absolue pour mettre en marche la stratégie nationale de lutte contre le travail des enfants, notamment :
- Fournir les ressources humaines et techniques nécessaires au délégué à la protection de l’enfance, qui manque de spécialistes quantitativement et qualitativement. Satisfaire le besoin d’équipement nécessaire qui lui permettrait de donner suite à tous les dossiers sans aucune entrave.
- L’indépendance financière et juridique du délégué, c’est-à-dire l’acquisition de la personnalité juridique qui lui permet de travailler sans difficultés ni obstacles bureaucratiques. Son association étroite avec l’État et ses autres institutions (en particulier avec les conditions économiques qu’elles traversent) entravera son travail et l’État peut parfois être incapable de financer …
- L’importance de la coordination et de l’interaction entre la commission des affaires de la femme et toutes les commissions parlementaires, c’est-à-dire travailler sur un projet unifié visant à protéger les enfants, afin d’éviter la fragmentation et la dispersion, établissant ainsi un objectif supérieur unifiant.
- Impliquer la société civile, en particulier les associations concernées par la question, dans les sessions tenues au sein du Parlement sur la protection de l’enfance, et travailler afin de mettre en place une stratégie participative en raison de l’interaction des organisations de la société civile avec la réalité …
L’harmonisation de la législation est impérative pour protéger les enfants
Aucune réforme ne peut avoir lieu sans passer par une couverture juridique qui définit les concepts et comble les lacunes des législations précédentes pour construire une vision nationale unifiée. Par conséquent, afin de combler le vide législatif qui se manifeste dans l’ambiguïté de certains textes qui laissent un large champ de l’interprétation et creusent l’écart, le législateur doit prendre une décision claire sur la question du travail des enfants afin d’éviter cett confusion, telle que fixer des conditions juriqoques claires et autoriser le travail des enfants ayant conditions sociales et économiques particulières, surtout en dehors des heures officielles d’études, et ainsi réviser le Code de protection de l’enfance et consacrer tous les droits des enfants tout en leur assurant une protection effective. En plus du soutien social de l’Etat pour les enfants travailleurs qui ne travaillent que pour subvenir à leurs besoins, ce qui signifie que la Caisse de sécurité sociale doit revoir à la hausse l’aide destinée aux familles nécessiteuses.
Il est également nécessaire de préparer un contrat de travail spécial pour les enfants travailleurs pour s’assurer qu’ils ne sont pas exploités financièrement et moralement, ce qui signifie que le législateur tunisien doit ajouter une loi traitant de cette question à la fois dans le code du travail et dans le code des obligations et des contrats afin que les employeurs s’y conforment et soient soumis à des procédures légales.
Recommandations
- Le Ministère de la Femme, de la famille, de l’enfance et des personnes âgées devrait fournir les ressources humaines et techniques nécessaires au délégué à la protection de l’enfance et faire profiter les délégations de la personnalité juridique qui leur permettrait de travailler sans aucune difficulté.
- Le législateur devrait prendre une décision claire sur la question du travail des enfants et fixer des conditions claires dans les textes juridiques pour autoriser le travail des enfants en raison de leurs conditions sociales et économiques, et ainsi réviser le Code de protection de l’enfance et consacrer les pleins droits des enfants tout en leur assurant une protection effective.
- Le Ministère des Affaires sociales devrait prendre la décision de former et d’activer le comité de direction du programme de lutte contre le travail des enfants, et entamer de manière effective la stratégie nationale de lutte contre le travail des enfants en Tunisie, en partenariat avec les composantes de la société civile et associations actives sur le terrain.
[1] Chapitre deux de la Constitution tunisienne, «Chapitre droits et libertés». 47 https://cutt.ly/4lgTuVh [2] Enquête par grappes à indicateurs multiples : un résumé des résultats les plus importants 2013, Ministère du développement et de la coopération internationale, Institut national de statistique et UNICEFUnited Nations of International Children’s Emergency Fund pour l’enfance, consulté le 11/03/2021 sur le lien : http://www.social.gov.tn/fileadmin/user1/doc/MICS4-Ar.pdf [3] Présentation des résultats de la première enquête nationale sur le travail des enfants en Tunisie. Le ministère des Affaires sociales, examiné le 11/03/2021 sur le site : http://www.social.gov.tn/index.php?id=7&tx_ttnews[tt_news]=5415&cHash=ef81898692c060905d0d19cd943b1f9b [4] Œuvrons tous pour l’éradication de l’emploi des filles mineures dans les travaux domestiques, l’Association des femmes tunisiennes pour la recherche sur le développement. Consulté le 11/03/2021 sur le site : https://cutt.ly/jzEng5m [5] Les bandes de mendicité en Tunisie, l’emission Al Hakaik al arbaâ épisoe 26 suivant le lien : https://youtu.be/32C1OFb2kNI [6] Au cœur du trafic des aides ménagères mineures en Tunisie Par Monia Ben HamadiAymen Touihri le 11 janvier 2019, Inkyfada. Consulté le 11/03/2021 sur le lien : https://inkyfada.com/fr/2018/12/27/au-coeur-du-trafic-des-aides-menageres-mineures-en-tunisie/ [7] Article 58 du code du travail [8] Loi sur la traite des personnes promulguée le 3 aout 2016 [9] Loi relative à l’élimination de la violence à l’égard de la femme promulguée le 11 aout 20017, article 20 [10] La stratégie Nationale de Lutte contre le Travail des Enfants en Tunisie, le Ministère des Affaires Sociales et le Bureau International du Travail, consulté le 3/11/2021 sur le lien : https://cutt.ly/bzEEuX7