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L’Accord de libre-échange complet et approfondi (ALECAAccord de Libre Echange Complet et Approfondie ), encore en négociation avec l’Union Européenne, a été controversé au point où les autorités européennes ont suggéré un changement de nom[1]. En effet, les problèmes économiques, sociaux, sanitaires et environnementaux et les problèmes de souveraineté posés par l’ALECAAccord de Libre Echange Complet et Approfondie ont été exposés à de multiples occasions[2].

Pourtant, l’ALECAAccord de Libre Echange Complet et Approfondie continue à être promu par l’UEUnion Européenne , et par certains intérêts tunisiens, comme un accord essentiellement politique, nécessaire, avec des retombées économiques positives pour la Tunisie. Or la lecture du texte révèle son caractère avant tout économique, à travers la libéralisation des échanges et de l’investissement. S’il est aussi politique, c’est parce que la Tunisie ne pourra plus avoir une politique économique indépendamment de l’UEUnion Européenne

C’est ce que nous allons détailler dans ce Policy Brief : nous ne pouvons pas attendre de miracle, ni même d’amélioration économique significative avec l’ALECAAccord de Libre Echange Complet et Approfondie , d’autant plus que ses conséquences politiques et sociales irréversibles risquent d’empêcher le développement du pays.

La balance commerciale continuera de se dégrader

Depuis 2005, la Tunisie est en déficit

L’ALECAAccord de Libre Echange Complet et Approfondie est d’abord un accord commercial, dont la raison d’être serait d’accroître les exportations et les importations. Or, cela pose un problème tant au niveau social qu’en rapport avec la position internationale actuelle de la Tunisie.

Il est essentiel de rappeler que les destructions d’emplois, que causeront les nouvelles importations et les installations d’entreprises européennes, représenteront non seulement un problème économique, mais également social. Elles pourraient affecter des populations déjà en difficulté sociale (petits commerces, petits agriculteurs…) qui n’auront pas nécessairement la possibilité de se réinsérer dans d’autres secteurs d’activité[3].

Ensuite, si nous regardons l’évolution des relations commerciales de la Tunisie (Figure 1), nous remarquons que la balance commerciale s’est considérablement dégradée depuis 2005. Ce déclin est limité par les transferts des Tunisiens à l’étranger (revenu secondaire) et la balance des services (composée à 40% du tourisme[4]). Le déficit est produit par l’accroissement du déficit extérieur de biens, et du revenu primaire. La dégradation de la balance des biens correspond historiquement à l’abaissement progressif des droits de douane sur les produits industriels, conformément à l’Accord d’association avec l’UEUnion Européenne , à la fin de l’accord multifibre (qui a engendré une compétition internationale plus intense dans le secteur du textile), à la participation de pays asiatiques à l’Organisation Mondiale du Commerce (OMC), et à une augmentation des prix pétroliers, qui culminent en 2008 et de 2011 à 2014. L’intégration de la Tunisie dans le commerce mondial, accéléré par son entrée dans l’OMC et l’Accord d’association en 1995, se fait pour le moment à son détriment[5].

Figure 1. Calculs de l’auteur à partir des données du FMI sur la balance des paiements[6]

L’ALECAAccord de Libre Echange Complet et Approfondie aggraverait le déficit commercial, notamment pour les services, et n’améliorent pas la croissance

La libéralisation plus avancée proposée par l’ALECAAccord de Libre Echange Complet et Approfondie ne remettra pas la tendance déficitaire en question. Les études prospectives estiment qu’une majorité de secteurs ne sentira que peu d’effet ou un effet négatif. Sur 37 secteurs d’activité, l’étude d’Ecorys (2013), qui utilise pourtant un modèle très optimiste[7] estime qu’à long terme, 9 secteurs subiraient des pertes de plus de 5% en termes de valeur ajoutée, 7 secteurs pourraient avoir des gains de plus de 5% et pour les 21 restants l’impact serait de plus ou moins 5%. Sur la base de ces résultats, il est difficile de comprendre le taux de croissance de l’économie de 4% que prévoit le modèle. L’étude de l’Ofce (2018), quant à elle, mesure un impact négatif de -1,5% de croissance du PIB, un niveau d’emploi stable et des pertes dans la balance commerciale.  

Au-delà des chiffres, ce que l’ensemble des études et des analyses semblent pointer, est un impact au mieux neutre à long terme. L’ALECAAccord de Libre Echange Complet et Approfondie orientera surtout la production vers certains secteurs (moins de céréales, plus d’huile d’olive ; moins de textile, plus de machines). Les coûts d’ajustement et les pertes de court terme, que la Tunisie devra prendre en charge, ne sont pas pris en compte. 

Cependant, si nous regardons le secteur des services tel que prévu par l’étude d’Ecorys, nous remarquons que les exports baisseraient significativement dans presque tous les sous-secteurs de service[8] et que les importations augmenteraient significativement dans tous[9]. Ainsi, si l’ALECAAccord de Libre Echange Complet et Approfondie vise en priorité à libéraliser le secteur des services, cette ouverture se ferait au détriment de la Tunisie, même selon les prévisions de long terme d’une étude optimiste. La balance des services, déjà très affectée par la baisse du tourisme depuis 2014 et à nouveau par la crise du coronavirus, ne pourra plus limiter le déficit commercial, voire pourrait devenir négative elle aussi. L’étude deEcorys (2013), comme celle de Solidar Tunisie (2018), pointent des opportunités pour des secteurs de services émergents en Tunisie. Cependant, selon leurs propres prédictions, ces mêmes secteurs seront les plus affectés par la concurrence européenne.

Les projections données par ces études sont incertaines, mais elles peuvent donner des tendances : un secteur agricole tourné vers la production d’huiles et de fruits pour l’export au détriment des productions stratégiques de céréales, et un secteur des services qui deviendrait déficitaire. Les gains proviendraient donc du secteur industriel, pourtant déjà libéralisé par l’accord d’association, et d’investissements étrangers, favorisés par l’ALECAAccord de Libre Echange Complet et Approfondie . Que peut-on en attendre réellement ?

Les investissements étrangers sont une dette coûteuse et non rentable

Un deuxième argument majeur utilisé par les défenseurs de l’ALECAAccord de Libre Echange Complet et Approfondie est celui de la nécessité d’adopter cet accord pour attirer des investissements étrangers (dans ce cas européens). Ces investissements auraient des retombées économiques positives en termes de croissance et d’emplois qui permettraient de justifier de nouveaux privilèges accordés aux investisseurs.

Les accords et les privilèges pour les investisseurs sont coûteux mais ne sont pas déterminants pour les investissements

D’abord, le lien entre la présence d’accords de facilitation des investissements et la quantité d’investissements étrangers n’est pas prouvé. Au contraire, la majorité des études pointent une absence de relation, ou seulement un très léger impact. Ce dernier serait plus important dans les pays industrialisés, catégorie au sein de laquelle la Tunisie n’est pas classée[10]. Même sans avoir ratifié de traité d’investissement, le Brésil était le troisième destinataire mondial d’investissements étrangers entre 1990 et 2010[11]

Au cœur de ce débat se trouve la question des privilèges qui sont accordés aux investisseurs étrangers, notamment à travers les systèmes d’arbitrage entre investisseurs et États. La Tunisie a déjà 31 traités bilatéraux d’investissement qui comprennent ce système, sur un total de 38 traités bilatéraux d’investissement aujourd’hui en vigueur[12]. Mais l’ALECAAccord de Libre Echange Complet et Approfondie étendait ce système à l’ensemble de l’UEUnion Européenne et le rendrait plus difficile encore à remettre en cause, puisqu’il n’y aurait pas de date limite à ce traité et qu’il serait plus difficile de renégocier[13]. Ces traités permettent aux investisseurs étrangers de demander des réparations à l’État s’ils estiment qu’une régulation, même d’intérêt public, aurait porté atteinte à leurs profits attendus. Deux cas fréquemment cités sont l’exemple de l’entreprise Vattenfall qui a demandé 6 milliards d’euros à l’Allemagne à la suite de sa décision de sortir du nucléaire, ou l’entreprise Veolia qui a demandé 175 millions d’euros à l’Egypte à la suite de à sa décision d’augmenter le salaire minimum[14]. Les entreprises étrangères peuvent aussi utiliser la menace de l’arbitrage pour modifier des lois, comme en France concernant une loi sur les hydrocarbures[15]. L’Afrique du Sud, premier destinataire d’IDEInvestissements directs étrangers en Afrique, a décidé de mettre un terme à ses traités d’investissement qui comprennent l’arbitrage, face à ses coûts et après avoir remarqué que beaucoup d’investissements provenaient de pays avec lesquels elle n’avait pas d’accord. Les flux d’IDEInvestissements directs étrangers qu’elle reçoit n’ont pas baissé pour autant[16]. Pour se protéger, la Tunisie devrait suivre un chemin similaire.

La principale politique pour attirer les IDEInvestissements directs étrangers (Investissements Directs Etrangers) en Tunisie a été le régime offshore, dont les résultats sont controversés. Ce régime a donné de grands avantages aux investisseurs qui veulent profiter de la main-d’œuvre tunisienne pour exporter leurs produits. L’ALECAAccord de Libre Echange Complet et Approfondie leur en donnerait encore d’autres[17]. Pourtant, lorsqu’on regarde les flux d’IDEInvestissements directs étrangers , on ne remarque pas d’influence frappante : il n’y a pas d’envolée des investissements à la suite de la loi 72 ou à la suite de l’Accord d’association de 1995. En moyenne, les IDEInvestissements directs étrangers sont compris entre 1 et 4% du PIB depuis 1970 avec une légère tendance à l’augmentation (Figure2)[18] .  

Figure 2 – Flux net des IDEInvestissements directs étrangers entrants, en pourcentage du PIB. Source : https://data.worldbank.org/indicator/BX.KLT.DINV.WD.GD.ZS?locations=TN 

Les investissements doivent être contrôlés et dirigés pour permettre le développement

D’autre part, les investissements étrangers ne signifient pas une augmentation automatique du bien-être et de l’emploi du pays. S’ils existent, les investissements supplémentaires qui pourraient être faits avec l’ALECAAccord de Libre Echange Complet et Approfondie viserait plus directement le marché tunisien, puisque le régime offshore permet déjà de viser l’export très librement. Par exemple, des investissements dans les secteurs du commerce de détail renforcerait les grandes surfaces, au détriment des petits commerces, menant vers une plus grande concentration. On peut ainsi s’attendre à une perte nette d’emplois dans ce secteur[19]

Ainsi, les IDEInvestissements directs étrangers mèneraient à plus de concurrence avec les entreprises tunisiennes (en plus des importations supplémentaires), mais surtout l’ALECAAccord de Libre Echange Complet et Approfondie n’accompagnera pas ces investissements de garantie pour améliorer le tissu économique tunisien lui-même. L’accord interdit à la Tunisie de poser des conditions pour l’investissement étranger, comme du transfert technologique, l’emploi de cadres nationaux, d’avoir recours à un minimum de fournisseurs tunisiens, etc. Or, pour être réellement utiles à bâtir une économie plus prospère, les IDEInvestissements directs étrangers doivent être dirigés vers des secteurs pour lesquels ils sont utiles, et bénéficier aux entreprises locales, dans le cadre d’une stratégie de l’État pour développer et améliorer la productivité de certains secteurs. C’est notamment grâce à ce type de stratégie que les nouveaux pays industrialisés asiatiques ont réussi leur rattrapage ». Cela implique une utilisation des technologies acquises par les investissements en les diffusant dans le reste de l’économie : c’est cette diffusion et l’intégration domestique » qui sont essentielles (Rodrick, 2018).

Les IDEInvestissements directs étrangers  : d’abord une dette

Les IDEInvestissements directs étrangers ne peuvent pas être considérés comme une solution durable, surtout dans ces conditions. Les IDEInvestissements directs étrangers représentent une dette : ce sont des afflux de capitaux extérieurs, qu’il faut rémunérer. Ainsi, si nous regardons le revenu primaire, nous remarquons que la Tunisie doit payer une importante somme aux investisseurs étrangers pour leur rémunération, notamment entre 2009 et 2013 (déficit de plus de 1,5 milliards de dollars chaque année), à la suite des IDEInvestissements directs étrangers importants qui ont été enregistrés entre 2005 et 2010. Avec la baisse des IDEInvestissements directs étrangers , ce déficit a aussi baissé. Pour certains pays comme l’Afrique du Sud, les rémunérations des IDEInvestissements directs étrangers représentent ainsi la majeure partie de leur déficit commercial, le pays a donc une dette envers le reste du monde à cause des IDEInvestissements directs étrangers

Les IDEInvestissements directs étrangers peuvent aussi représenter de larges pertes directes : entre 2000 et 2012, la Tunisie a reçu 3,547 milliards de TND d’IDEInvestissements directs étrangers du Royaume Uni, mais 7,08 milliards de TND ont été rapatriés, soit une perte nette de 3,533 milliards de TND[20]. Ainsi, il est nécessaire de contrôler cette dette et ce qu’elle apporte au développement du pays. 

Figure 3 – Calculs de l’auteur à partir des données du FMI. “Revenus d’autres investissements correspond exclusivement aux intérêts payés sur les emprunts de l’Etat à l’étranger.

Les normes européennes favorisent les intérêts des acteurs dominants et aggrave les problèmes existants

Une troisième conséquence de l’ALECAAccord de Libre Echange Complet et Approfondie serait d’adopter les normes européennes. Les défenseurs de l’accord affirment que cela ferait accéder la Tunisie à de meilleures normes, l’obligerait à effectuer des réformes bloquées et à lutter contre la corruption, en rendant le marché plus efficace.

Une concurrence exacerbée, la corruption et la crise sociale toujours là

La majorité des normes européennes concerne surtout ce que l’UEUnion Européenne considère être la bonne concurrence. Or, celle-ci n’est pas toujours favorable aux consommateurs ou à l’économie, comme le rappelle l’Observatoire Tunisien de l’Economie au sujet du secteur de l’énergie. On peut craindre une accaparation des ressources tunisiennes, et une privatisation de la distribution d’énergie au profit d’opérateurs européens, sans conséquences positives pour les consommateurs mais des pertes nettes d’emploi au détriment de la STEG[21]. La concurrence dans les marchés publics menacerait toutes les entreprises tunisiennes qui bénéficient des marchés tunisiens (15 à 20% du PIB), notamment les petites entreprises, en les mettant en concurrence directe avec les entreprises européennes[22]. Les normes de concurrence représentent une certaine idéologie économique qui est en partie responsable de la crise sociale durable en Europe – le mouvement des gilets jaunes en France est une de ses manifestations. Le règne de la concurrence, du système néolibéral et de la domination de grandes entreprises a mené vers la précarisation d’une grande partie de la population et à une crise sociale qui règne en Europe. Les normes européennes n’empêchent pas non plus des ententes entre acteurs et des scandales de corruption, y compris concernant les marchés publics[23]. La corruption doit être adressée directement et systématiquement. Les règles de marché pourront tout aussi bien être contournées que les règles actuelles.

Des standards au bénéfice des grandes entreprises européennes et tunisiennes, un plus grand marché informel 

Les normes concernent aussi des standards de production, de calibrage des produits, etc. Ces derniers poussent à l’uniformisation des produits, et à un certain mode de production, notamment dans le domaine agricole. Si certains amélioreraient la sécurité et le respect des normes environnementales, on ne sait pas s’ils correspondront au contexte tunisien. Les standards européens favorisent les grandes entreprises tunisiennes, qui sauront les appliquer facilement ou les appliquent déjà pour exporter, ou les entreprises européennes qui pourront entrer plus facilement sur le marché. Les européens demeureront meilleurs pour appliquer leurs propres standards, puisqu’ils n’auront pas à s’ajuster. On peut donc s’attendre à des pertes pour les entreprises tunisiennes, dont certaines devront fermer, ainsi qu’à une montée du marché informel dans l’impossibilité d’appliquer les standards exigés.

Imposer des réformes depuis l’extérieur et contre le peuple n’est pas une solution

D’autre part, les défenseurs de l’ALECAAccord de Libre Echange Complet et Approfondie affirment que cet accord permettrait de faire avancer des réformes bloquées en Tunisie. Ils assument donc une stratégie qui impose des réformes que beaucoup de tunisiens refusent. L’application des normes européennes provoque un fort ressentiment contre l’UEUnion Européenne dans beaucoup d’Etats de l’UEUnion Européenne elle-même. En Tunisie, les réformes antisociales imposées par le FMI provoquent également de forts mouvements de résistance dans la population. L’ALECAAccord de Libre Echange Complet et Approfondie pousse la logique des réformes du FMI un pas plus loin en instaurant le règne de la concurrence et la privatisation de nombreux secteurs. D’un point de vue strictement politique, les réformes doivent être issues du processus démocratique et non venir d’un accord international sur lequel les citoyen.ne.s n’auront pas eu l’occasion de s’exprimer, ou qui n’offre qu’une seule alternative aux député.e.s, celle de l’accepter ou le refuser en bloc. D’un point de vue économique, l’efficacité de ces réformes pour le développement économique est très douteuse et fréquemment contestée par les économistes et les populations.

Possibilités de développement restreintes et limitées par l’ALECAAccord de Libre Echange Complet et Approfondie , un rôle figé dans les chaînes de valeur mondiales 

Les alternatives existent mais les accords comme l’ALECAAccord de Libre Echange Complet et Approfondie les restreignent

Selon ses défenseurs, les normes et les réformes qui accompagnent l’ALECAAccord de Libre Echange Complet et Approfondie seraient impératives pour moderniser la Tunisie et l’intégrer dans la compétition internationale. Il n’y aurait qu’un moyen de développer l’économie, celui qu’ils défendent. L’absurdité d’une telle affirmation, écrasant la réalité de la complexité humaine, se trouve dans la croyance en une « science » économique détentrice de la vérité, alors que l’économie est fondamentalement sociale, puisqu’elle provient des interactions humaines. Les alternatives et la diversité des positions existent toujours, et rares sont les pays qui ont pu se développer en suivant les recettes prescrites par le FMI ou la Banque Mondiale. La Chine ou la Corée du Sud ont connu des expansions sans les suivre. Ces pays ont imposé un contrôle des capitaux, et ont protégé et investi dans certaines industries. De telles politiques seraient rendues totalement impossibles par l’ALECAAccord de Libre Echange Complet et Approfondie . Dans une récente étude, Dühnaupt et Herr (2020) montrent comment ce type d’accord rend très difficile, voire impossible, la mise en œuvre d’une politique industrielle à même de bénéficier à un pays du Sud. De plus, en étant intégrés dans le commerce mondial et ses chaînes de valeur, beaucoup de pays sont restreints à certaines tâches et ne bénéficient pas d’améliorations ni économiques ni sociales[24]

L’ALECAAccord de Libre Echange Complet et Approfondie n’est pas moderne et ne permettra pas à la Tunisie de suivre son développement souverain

Plus concrètement, cet accord lie les mains de la Tunisie dans l’exercice de ses choix souverains. Elle devra automatiquement suivre les normes européennes sans avoir la possibilité de les discuter. Quand bien même ces normes seraient positives, elles doivent venir de la Tunisie elle-même afin de les adapter à la situation économique et sociale du pays. En termes d’intégration dans le commerce international, la majorité des entreprises voulant exporter sont déjà aux normes internationales. Lors des discussions sur l’ALECAAccord de Libre Echange Complet et Approfondie , les problèmes qui ressortent sont plus des questions internes : le manque de visas et la non-convertibilité du dinar semblent être les principaux problèmes pour les exportations de services[25].

De plus, de quelle modernisation parle-t-on ? Les méthodes de modernisation de l’agriculture utilisées depuis les années 70 ont largement détruit les sols et la résistance des écosystèmes et des cultures aux chocs (climatiques, épidémies…). En Europe, la concurrence et les aides de la PAC (Politique Agricole Commune)[26] impliquent que les agriculteurs ne survivent pas sans les aides européennes. Une modernisation de l’économie par de plus hautes technologies ? Nous avons montré plus haut que le lien avec l’investissement ne serait pas automatique. Il est donc impossible d’attendre des retombées automatiques d’un tel accord.

Alternatives :

Les normes et les choix économiques de la Tunisie doivent demeurer souverains. Cet accord l’empêche. La Tunisie accepterait d’appliquer une recette que l’UEUnion Européenne lui a préparé (et destinée à l’ensemble des pays méditerranéens), et sur laquelle les marges de négociation sont minimes[27]. Ainsi, avec l’ALECAAccord de Libre Echange Complet et Approfondie , la Tunisie ne pourrait plus choisir ses normes et ses standards : elle accepterait son statut de satellite de l’Union Européenne, en suivant automatiquement ses normes. C’est en ce sens que nous pouvons affirmer que l’ALECAAccord de Libre Echange Complet et Approfondie est un accord néocolonial. Oui, les conséquences économiques et sociales sont à craindre, en particulier sur le court terme et dans une situation où l’économie tunisienne n’est pas en mesure de s’adapter à un tel changement[28]. Or en économie, il a été montré empiriquement que des pertes importantes de court terme ont aussi des conséquences durables[29]. Oui, l’accord est néocolonial dans le sens où il donnerait plus de pouvoir et de rente à des firmes européennes qui disposent déjà de grands avantages dans le cadre du régime offshore. Il accroîtrait ainsi la dette et le déficit commercial de la Tunisie. Mais surtout, il est néocolonial car il permet à l’UEUnion Européenne de s’assurer que la Tunisie, et les pays méditerranéens qui signeront d’autres ALECAAccord de Libre Echange Complet et Approfondie , restent dans sa sphère d’influence et de contrôle. 

Loin de sauver la Tunisie, l’ALECAAccord de Libre Echange Complet et Approfondie hypothèque son futur au bon vouloir de ses créanciers extérieurs. Une analyse économique sérieuse des conséquences de l’ALECAAccord de Libre Echange Complet et Approfondie peine à révéler un impact positif. Au contraire, les réductions des possibilités de mener des politiques actives et souveraines de développement économique, ainsi que les impacts sur les droits économiques et sociaux des tunisiens, la souveraineté alimentaire, l’accès aux médicaments et les inégalités sont avérés[30]. Une réelle stratégie de développement doit reposer sur la souveraineté politique et économique, le contrôle des capitaux et son utilisation, une justice sociale, économique et environnementale.

Recommandations :

  • Refuser l’offre européenne de l’ALECAAccord de Libre Echange Complet et Approfondie
  • Réviser les traités bilatéraux d’investissement lorsqu’ils arrivent à expiration pour en supprimer la clause d’arbitrage investisseur-État et les privilèges abusifs accordés aux investisseurs.
  • Remettre en cause progressivement le système offshore en l’intégrant dans l’économie locale.
  • Poursuivre le contrôle des capitaux, en exigeant des transferts de technologie systématiques et l’emploi des cadres nationaux des entreprises installées en Tunisie.
  • Développer un mode de développement différent pour la Tunisie, sur la base de normes sociales et environnementales exigeantes, et de choix concernant des secteurs à protéger pour les développer ou parce qu’il s’agit de productions stratégiques et essentielles au pays (les céréales, les technologies de l’information…).
  • Si cela est jugé nécessaire, proposer un véritable accord de partenariat à l’UEUnion Européenne , sur la base des besoins tunisiens identifiés (pour réaliser des échanges de compétences, favoriser des programmes sociaux, des transferts de technologies spécifiques, permettre les importations que la Tunisie n’a pas vocation à produire, favoriser des exportations choisies…).

[1] Grâce à des documents demandés à l’UEUnion Européenne par l’auteur, on peut tracer depuis février 2019 l’idée d’un changement de nom pour faire face à la résistance de la société civile et à « une mauvaise communication ». Lors d’une réunion entre l’UEUnion Européenne et l’association Euromed Droits, dans laquelle l’UEUnion Européenne suggère qu’« une réflexion sur le changement de l’acronyme ALECAAccord de Libre Echange Complet et Approfondie par partie masquée est également nécessaire ». Document n°4 du dossier envoyé par l’UEUnion Européenne le 19 septembre 2019, accessible depuis : https://www.asktheeu.org/en/request/contacts_about_eu_tunisia_dcfta En septembre 2019, l’ambassadeur de l’UEUnion Européenne Patrice Bergamini affirme que l’accord a été « mal nommé » https://www.lemonde.fr/afrique/article/2019/07/09/face-aux-turbulences-regionales-l-europe-ne-veut-pas-perdre-le-soldat-tunisie_5487381_3212.html ; puis le 24 juin 2020, Ghazi Ben Ahmed, ancien fonctionnaire de la Commission Européenne et président du think tank MDI, cousin de l’ancien négociateur en chef de l’ALECAAccord de Libre Echange Complet et Approfondie et ministre tunisien Hichem Ben Ahmed, déclare à la TAP que l’ALECAAccord de Libre Echange Complet et Approfondie doit changer de nom pour devenir ATPE mais sans suggérer de changement de fond : https://www.webmanagercenter.com/2020/06/24/452657/les-negociations-sur-laleca-reprendront-sur-des-bases-nouvelles-selon-ghazi-ben-ahmed/  [2] Pour un résumé, voir par exemple, https://ftdes.net/note-politique-alecaAccord de Libre Echange Complet et Approfondie -tunisie/ [3] Mahjoub et Sadaoui (2015) ; Jonville (2018). [4] En 2019, ce qui correspond à la moyenne : entre 1990 et 2019, le secteur du voyage représente en moyenne 41,3% des services échangés par la Tunisie, qui est largement excédentaire contrairement au transport, déficitaire depuis 2009, et aux autres services, excédentaire dans une moindre mesure depuis 2008 (calculs de l’auteur à partir des données du FMI). [5] Il faut ajouter que si la balance commerciale avec l’Europe paraît équilibrée (léger déficit), c’est car elle est artificiellement améliorée par le régime offshore, lequel ne rapporte pas de gains au pays. Bedoui et Mokadem (2016) montrent l’importance du déficit réel avec l’UEUnion Européenne , sur la base du régime onshore. [6] https://data.imf.org/regular.aspx?key=62805742 [7] Les modèles prévisionnels de la Commission Européenne ont été critiqués pour leurs résultats biaisés en faveur du commerce à de nombreuses reprises, par la société civile comme par des économistes. [8] A l’exception du transport maritime (+0,09%) et des services aux consommateurs (+1,41%) où l’effet est négligeable. [9] L’étude de l’ITCEQ (2016) estime quant à elle un effet globalement neutre sur la balance des services [10] Voir par exemple Brada et al. (2020), Poulsen (2010). [11] Morosini et Sanchez (2017). [12] Compilation de l’auteur à partir des données de la CNUCED. La liste des traités et leurs dispositions est présentée en annexe. Voir https://investmentpolicy.unctad.org/international-investment-agreements/countries/213/tunisia?type=bits [13] Pour deux raisons : il est plus facile de négocier avec un pays qu’avec l’ensemble de l’UEUnion Européenne et il serait compliqué de négocier seulement la partie relative à l’investissement de l’ALECAAccord de Libre Echange Complet et Approfondie . [14] Voir https://www.cleanenergywire.org/news/costs-rise-vattenfall-lawsuit-over-german-governments-nuclear-phase-out ; https://investmentpolicy.unctad.org/investment-dispute-settlement/cases/458/veolia-v-egypt . Dans le cas de Vattenfall, l’affaire est toujours en cours. Veolia n’a heureusement pas eu gain de cause. [15] Raman (2012). [16] Raman (2012). [17] Voir par exemple https://inkyfada.com/fr/2018/01/19/limites-systeme-offshore-tunisie/ [18] En 2006, la valeur des IDEInvestissements directs étrangers a été gonflée par des investissements très importants des Emirats Arabes Unis (rachat de Tunisie Télécom). En dehors de cette année, la grande majorité des IDEInvestissements directs étrangers proviennent de l’UEUnion Européenne . Voir aussi : ideInvestissements directs étrangers -tunisie”>http://www.economie-tunisie.org/fr/observatoire/visualeconomics/couts-ideInvestissements directs étrangers -tunisie [19] Bedoui et al. (à paraître) [20] Riahi (2014) [21] Louati (2019) [22] Bedoui et al (à paraître) présentent ces impacts en détail. [23] Dans une étude de PwC (2013) pour la Commission Européenne, 13% des budgets étudiés étaient accaparés par la corruption: https://ec.europa.eu/anti-fraud/sites/antifraud/files/docs/body/pwc_olaf_study_en.pdf [24] Dünhaupt, P.; Herr, H.; Mehl, F. and Teipen, C. (2020): Opportunities for Development through Integration in Global Value Chains? A Cross-sectoral and Cross-national Comparison, IPE Working Paper No. 140/2020. [25] Solidar (2018) et conférence organisée le 18 avril 2018 à Tunis par Solidar Tunisie. [26] Ben Rouine et Chandoul (2019) montrent comment ces aides sont aussi du « dumping », c’est-à-dire permettant à l’UEUnion Européenne d’exporter des produits agricoles à bas prix. [27] L’étude des textes de négociation progressivement ajustés au fil des sessions de négociation révèle qu’ils n’ont pratiquement pas été modifiés. Ils sont publiés en français et en anglais uniquement, donc écrits par les européens, qui par endroit indiquent que « la partie européenne se réserve le droit » d’ajouter ou de modifier tel ou tel passage. [28] Et d’autant moins alors que les conséquences économiques et sociales de la pandémie de la Covid19 sont loin d’être connues et terminées. [29] Summers (2014) [30] Voir par exemple : Mahjoub et Saadaoui (2015) ; Robert et al. (2016) ; ITPC (2017) ; Bonnefoy et Jonville (2018) ; Ayeb (2018) ; Jonville (2018) ; FTDES et al. (2018) ; Ofse (2018) ; Ben Rouine et Chandoul (2019) ; Louati et Jegham (2020) ; Janne d’Othée (2020)

Références bibliographiques
  • Ayeb H. (2018), « Sortir de l’ALECA et de l’ensemble du système alimentaire mondial : Pour une nouvelle politique agricole et alimentaire souveraine qui rompt définitivement avec la dépendance alimentaire et les marchés internationaux », https://osae-marsad.org/2018/12/31/sortir-de-l-aleca-pour-une-nouvelle-politique-agricole-et-alimentaire-souveraine/ 
  • Bedoui A., Abdelmalek A., Saadaoui Z. (à paraître), Étude de l’impact attendu de l’ALECA sur les micro-entreprises dans les secteurs du commerce et des services en Tunisie, FTDES
  • Bedoui A. et Mokadem M. (2016), Evaluation du Partenariat entre l’UE et la Tunisie, Rosa Luxemburg Stiftung
  • Ben Rouine C. et Chandoul J. (2019), ALECA et agriculture : Au-delà des barrières tarifaires, Observatoire Tunisien de l’Economie, http://www.economie-tunisie.org/fr/observatoire/aleca-et-agriculture-au-dela-des-barri%C3%A8res-tarifaires 
  • Bonnefoy V. et Jonville M. (2018), « Négociations UE-Tunisie : Libérer les échanges sans échanger les libertés ?», Forum Tunisien pour les Droits Économiques et Sociaux, https://ftdes.net/ue-tunisie/ 
  • Brada J., Drabek Z., Iwasaki I. (2020) “Does investor protection increase foreign direct investment? A Meta-analysis”, Journal of Economic Surveys (2020), Vol. 00, No. 0, pp. 1–36
  • Dünhaupt P. et Herr H. (2020), Catching Up in a Time of Constraints: Industrial Policy Under World Trade Organization Rules, Free Trade Agreements and Bilateral Investment Agreements, Friedrich Ebert Stiftung
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Le contributeur

Marco JONVILLE

Militant pour une justice sociale et environnementale. Depuis 2017, j'ai travaillé à l'analyse du projet d'ALECA entre l'UE et la Tunisie, pour alerter sur l'ensemble de ses conséquences et des problèmes qu'il pose.

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