Recherche

Chargement ...
Partager

Résumé

Cette note de politique vise à appréhender les problèmes de la communauté lesbienne, gay, bisexuelle, transgenre et queer en Tunisie et à relever les formes d’oppression, de violence et d’exclusion qu’elle subit. Il s’agit également de proposer un ensemble d’approches pour des orientations politique, économique et sociale aptes à protéger les droits des LGBTQ+ et à promouvoir une culture du droit à la différence, qui  constitue un véritable pilier de la transition démocratique.

Introduction

Les différent.es militant.es de la défense des droits humains et universels adoptent un ensemble de concepts et d’outils d’analyse qui tiennent en compte la vie des individu·es, leurs apparences et des modalités de leur coexistence dans l’environnement social, économique et politique. Dans ce cadre, les approches comparatives pluridisciplinaires s’appuient principalement sur les études de genre. II s’agit d’une méthodologie/théorie qui vise à relever la dynamique à l’œuvre dans la formation des acteur·trices  sociaux·ales sur le plan historique et politique et à mettre en lumière les des modes d’existence basés sur une conception de la masculinité et la féminité qui impose « ce nous devrions être » au lieu « d’être ce que nous sommes ». En Tunisie, cette oppression se manifeste non seulement au sein de l’ordre social et ses institutions (la famille, l’école, l’espace public, etc.) mais aussi dans les politiques officielles et les lois relatives à l’économie et à la vie, créant une hiérarchie sociale où dominent certains groupes  aux dépens d’autres.  Dans ces relations de pouvoir, la communauté LGBTQ+ constitue le maillon le plus faible. Elle est soumise aux diverses formes d’oppression, de violence et de domination exercées par la classe la plus compatible avec les normes hétéro-patriarcales[1].  Ces phénomènes sont aggravés par les décideurs politiques officiels, qui jusqu’à ce jour, continuent à ignorer les données épistémiques et culturelles favorables aux revendications de cette communauté. Il ne s’agit pas simplement de résoudre un problème ou de se résigner sous la pression de la communauté internationale mais de faire face à l’urgence d’un enjeu crucial et déterminant pour l’implantation d’une réelle culture démocratique et pour la création d’une société qui accepte les différences et favorise la coexistence pacifique.

Une violence ancrée dans toutes les sphères de la vie publique

Afin de comprendre l’importance du problème des droits des personnes LGBTQ+[2], il faut s’interroger s’il est possible pour ce groupe social de ne pas subir de violences basées sur leur identité de genre, leur orientation sexuelle ou leur adhésion à cette cause. Pour trouver des réponses, il faut considérer tous les espaces de vie et d’interaction sociale pouvant constituer une menace pour ces personnes. Selon une étude intitulée « Data Analysis Report on Discrimination Issues »[3] basée sur les données du réseau « Anti-Discrimination Points », les zones où s’exercent les formes de discrimination et de persécution comprennent l’espace public, la famille, les commissariats de police, le lieu de travail, les zones résidentielles, les lieux de divertissement (cafés, bars, discothèques, hôtels), les écoles, les universités, les hôpitaux, les transports et les réseaux sociaux. Les données quantitatives montent que dans la majorité des cas, la discrimination se base sur l’identité de genre ou l’orientation sexuelle.

L’environnement familial 

D’après la même étude, la communauté LGBTQ+ vit en marge de la société et se trouve constamment exposée à tout type de persécution, principalement lié à la socialisation. En effet, la conception standard de la famille nucléaire ou élargie est déterminée par la domination masculine – plus particulièrement par la figure du père – ainsi que par les coutumes et les traditions sociales. À cet égard, les personnes LGBTQ+ subissent doublement les formes de violence étant donné qu’iels sont confronté·es à une « autorité éducative disciplinaire »  déterminée par une vision hétéronormative que la famille cherche à leur imposer. Ce conflit engendre toujours de multiples violences : coups, menaces, expulsions, déscolarisation, etc. L’individu·e peut aussi être contraint.e à suivre des enseignements religieux sévères ou subir des tentatives de « conversion » ou de « correction ». La société tunisienne, dans sa majorité, se nourrit du mythe de la « famille respectable et bien rangée », qui va de pair avec une certaine aisance financière, mais pas seulement. Il s’agit d’un modèle où la conformité aux normes vise à élever des acteur·trices sociaux·ales qui adhèrent à la représentation du fils responsable et de la fille prude et chaste. Le volet religieux joue un rôle extrêmement déterminant puisque ces représentations binaires trouvent leur origine dans des récits religieux aux interprétations diverses. Aujourd’hui, ces « mythes » ont un impact direct et considérable, étant largement véhiculés sur les réseaux sociaux et dans les tribunes du conservatisme. Il faut également souligner que certains rituels (comme la circoncision à un âge avancé) contribuent à cette forme de conditionnement des individu·es. 

L’environnement scolaire

Après la famille, c’est l’école qui représente le lieu le plus propice au développement des formes d’exclusion et de discrimination à l’encontre des personnes LGBTQ+, étant donné qu’elle fixe les rôles traditionnels de genre. L’école tunisienne joue un rôle des plus considérables dans le développement des premiers acquis de la socialisation, en refusant toute possibilité de différence. Les divers acquis de la révolution de 2011 en matière de droits et libertés civiles, individuelles et publiques n’ont nullement influé sur la politique officielle de l’éducation tunisienne. En n’étant pas sensibilisés à l’importance et l’incontournabilité du principe de différence entre les individu·es, qui est pourtant la pierre angulaire de « la formation des citoyen·nes », les apprenant·es, confus·es et mal informé·es, recourent facilement à la violence. De plus, iels ne sont nullement éduqué·es en matière de santé sexuelle ni conscient·es des dangers du harcèlement, du viol, des railleries et de l’intimidation sur la base du genre, de l’orientation sexuelle, de l’apparence et de la couleur de peau. L’absence d’une vision civique et laïque dans l’école tunisienne et ses programmes officiels continuera à régénérer toutes les formes de domination masculine et à alimenter la discrimination contre la communauté LGBTQ. De nombreux individu·es ont fini par abandonner leurs études ou ont échoué à maintenir un bon niveau scolaire, à cause de la double violence qu’ iels subissent[4]. Par conséquent, l’école constitue elle aussi un espace qui crée et reproduit la violence sous diverses formes parmi les citoyen·nes, à des degrés différents. Le pouvoir est automatiquement accordé aux individu·es cisgenres[5] dont l’identité correspond aux normes hétéro-patriarcales. 

Les espaces publics et virtuels

Les espaces publics et virtuels constituent le troisième environnement où les droits des personnes LGBTQ+ sont le plus explicitement et publiquement violés. Ces comportements discriminatoires sur la base du genre ou de l’orientation sexuelle ne sont pas sans lien direct avec ceux observés dans les environnements précédemment discutés. En effet, les autres environnements (familiaux, scolaires et institutionnels) ont favorisé la normalisation de la violence, en y étant exercé  en permanence. La circulation d’images diffamatoires est monnaie courante dans l’espace virtuel, une pratique propagandiste visant à présenter la différence comme un scandale qui contredit la bienséance. Les attaques menées contre les membres de la communauté LGBTQ+ (comme pour l’activiste féministe et queer Rania Amdouni qui a été prise pour cible[6]) se manifestent dans des agressions verbales et des insultes telles que « m*****/a », « yarham aami », « efféminé », « kraiek », « peuple maudits de Loth », etc. Malgré l’évidente gravité de ces attaques, elles demeurent impunies, surtout sur les réseaux sociaux où les discours haineux et le harcèlement ne cessent de proliférer. Finalement, ces actes atteignent un tel degré de violence que l’intégrité physique de ces personnes s’en trouve menacée dans les espaces publics et privés et les lieux fortement fréquentés[7]. Cette oppression sous-tend la domination de l’ individu·e cisgenre sur ceux dont l’identité diffère de ses normes. 

La complicité de l’État 

Toutes ces observations révèlent le degré de négligence dont fait preuve l’État vis-à-vis de ce groupe social de même qu’elles montrent l’absence d’une réelle politique capable de consacrer le principe d’égalité dans l’ensemble de la société. En témoigne le maintien de l’article 230 du code pénal[8] qui condamne l’acte sexuel entre les individu·es de sexe masculin (et plus généralement de même sexe), en appliquant ce qu’on appelle le test anal, un examen que rien ne justifie, ni du point de vue scientifique ni médical. Celui-ci relève plutôt de la torture physique. Les témoignages à ce sujet affirment que les personnes emprisonnées au nom de cette loi souffrent aujourd’hui de troubles d’anxiété et de traumas. Iels subissent encore les conséquences des humiliations et des affronts vécus dans les commissariats de police et dans les prisons où iels ont dû faire face aux diffamations et aux agressions, dans des conditions de détention des plus inhumaines[9]. L’intérêt aux droits des personnes LGBTQ+ doit s’incarner dans l’intégration de la question du genre dans les politiques officielles relatives à la planification familiale et la protection des droits des enfants (comme le revendiquent plusieurs groupes féministes). Il faut œuvrer à garantir à cette communauté ses droits économiques et sociaux et lui offrir la protection nécessaire contre les agressions verbales et physiques. En définitive, la répression des personnes LGBTQ+ revêt diverses formes (juridique, sociale, éducative, économique, etc.) et s’étend à tous les domaines de la vie et lieux d’interaction. 

Pour des politiques officielles qui protègent les droits des personnes LGBTQ+

Face à ces problèmes, il existe plusieurs orientations possibles pouvant bénéficier aux décideurs et aux institutions politiques et économiques officielles. 

  1. Respecter les traités et accords internationaux, en premier lieu la Déclaration universelle des droits de l’humain (qui inclut les principes de respect de la dignité, l’intégrité, la sûreté, la liberté et de la vie). Abolir immédiatement l’article 230 du Code pénal et amender les autres textes portant préjudice à l’intégrité physique et psychique et nuisant aux intérêts et aux droits des personnes LGBTQ+. 
  2. Concevoir une approche éducative qui respecte et promeut les droits universels humains.  Éduquer à la sexualité afin d’alerter sur l’importance de la protection de la santé et d’accompagner les jeunes dans la phase de découverte de soi sans violence et sans dénigrement. Adopter pour ce faire une approche de genre conçue par des experts et spécialistes de la question et mettre en place une pédagogie communicative visant à préserver la dignité des individu·es malgré leurs différences de classe, de couleur et de genre.  
  3. Contribuer à créer une vision de la famille axée sur la protection des enfants et de toute forme de violence, et criminaliser ces comportements. Stipuler que l’enfant jouit d’un certain nombre de droits visant à préserver son intégrité physique et morale et à lui offrir une vie décente sans abus fondés sur une socialisation qui catégorise les rôles sociaux selon des normes discriminatoires et nuisibles. 
  4. Élaborer une charte des médias et du numérique pour protéger les libertés de la communauté LGBTQ+ et préserver leur dignité et leur existence, sachant que tous les médias disposent du pouvoir de créer et d’orienter l’opinion publique et qu’il est impératif que leurs contenus s’accordent avec l’esprit démocratique. Insister sur l’importance de vivre et de s’exprimer librement. Lutter contre toute forme de discrimination fondée sur le genre ou autres, notamment contre les stéréotypes qui visent à dénigrer les personnes LGBTQ+, les intimider et les railler et qui débouchent sur le harcèlement et l’exclusion.
  5. Les associations de défense des LGBTQ+ doivent promouvoir leurs droits et les présenter comme un élément essentiel qui participe à la construction d’un système de droits positifs réaliste, ce qui ne dépasse pas la perception du système juridique tunisien. Cela permet de montrer que les revendications de ce groupe social ne relèvent ni du cas particulier ni du luxe mais qu’il s’agit plutôt d’établir l’égalité entre tous·tes les individu·es. 
  6. Créer des unités spécialisées dans les établissements de santé pour prendre en charge les individu·es séropositif·ves, leur fournir les traitements nécessaires afin de protéger leur dignité et leur droit de vivre et lutter contre la stigmatisation sociale de la maladie.
  7. Créer des centres d’accueil pour les personnes LGBTQ+ souvent victimes de violences familiales graves ou expulsées de leur domicile et offrir un refuge à toute personne dont la maltraitance a été prouvée  à cause de son genre ou de son orientation sexuelle et essayer de fournir l’assistance psychologique et matérielle requise.
  8. Valoriser le droit des LGBTQ+ à la création artistique en leur apportant l’aide nécessaire à la réalisation de projets culturels et de productions audiovisuelles ou écrites afin de leur permettre d’exprimer leurs préoccupations et de représenter la discrimination, la violence et l’oppression sous diverses formes artistiques.
  9. Les institutions de l’État doivent impliquer les associations de défense des droits des personnes LGBTQ+, de manière à leur permettre d’exprimer leurs préoccupations, dans le cadre de la promotion de la liberté d’expression et de la participation démocratique à la vie publique, sociale et politique.
  10. Garantir le droit à l’émigration ou à l’asile aux personnes arrivant ou de passage sur le sol tunisien. Œuvrer à défendre, aussi bien sur le plan national qu’international, le droit à la circulation, notamment au vu des persécutions et violences subies par la communauté LGBTQ+ arabe et africaine que ce soit dans la vie réelle ou virtuelle. Protéger et accompagner les immigré.e.s, la Tunisie étant une destination de nombreuses personnes originaires de l’Afrique subsaharienne, victimes de multiples violences basées sur la couleur de la peau, la langue, l’ethnie, l’identité de genre et l’orientation sexuelle.

Les personnes LGBTQ+ doivent donc jouir de leurs droits à une vie décente dans un cadre familial et scolaire qui accepte la différence. Il est aussi nécessaire de leur garantir l’accès aux soins dans les établissements compétents, de les protéger notamment sur le plan judiciaire et de les inclure dans la vie culturelle et économique, tout en assurant leur sécurité que ce soit dans les espaces virtuels ou médiatiques.   

Conclusion

En définitive, il est impératif et crucial de régler la question des droits des personnes LGBTQ+ si l’on désire remédier aux différents problèmes sans se limiter au volet juridique ou pénal, comme c’est le cas actuellement. Car il en va de tous les aspects de la vie quotidienne. Il n’est donc plus possible de négliger et bafouer les droits d’une tranche sociale au bénéfice d’une autre, ni de considérer la question sous l’angle culturel ou religieux. Il s’agit là de droits statuaires que les institutions étatiques et les décideurs politiques sont censés garantir et protéger. 

Les recommandations 

  • Le gouvernement tunisien (particulièrement le ministère de la Justice) doit œuvrer à l’abrogation de l’article 230 du code pénal, intégrer la question du genre dans son approche politique, économique et sociale, et respecter les traités et conventions internationaux, notamment la Déclaration universelle des droits de l’homme, afin promouvoir l’égalité et de lutter contre les formes de violence et de discrimination fondées sur l’identité et le genre.
  • Le ministère de la Famille et de l’Enfance et autres acteurs dans ce domaine doivent sensibiliser et œuvrer à la protection des enfants ayant des identités de genre et des orientations sexuelles différentes des normes sociales établies et les préserver contre la violence, la  persécution et l’exclusion
  • Les ministères respectifs de l’Éducation, de l’Enseignement supérieur et de la Culture doivent développer des programmes scolaires respectant le droit à la différence, combattre les formes de discrimination et de violence, inclure la question du genre comme approche cognitive essentielle et œuvrer pour promouvoir les œuvres des artistes LGBTQ+ en les encourageant à exprimer et à partager leurs perceptions et leurs préoccupations.
  • Une charte numérique et médiatique est nécessaire pour garantir le droit à la différence, informer sur les droits de la communauté LGBTQ+ et lutter contre les stéréotypes qui représentent la différence de genre et d’orientation sexuelle comme une maladie ou un vice.

[1]  L’hétéropatriarcat (acronyme d’hétérosexualité et patriarcat) est un système sociopolitique n’admettant que le couple classique homme-femme et dans lequel le genre masculin, l’hétérosexualité et le patriarcat dominent d’autres genres et orientations sexuelles, au sein de toutes les structures sociales et politiques. [2]  Le terme LGBTQ est utilisé pour désigner les personnes Lesbiennes (L), Gays (G), Bisexuelles (B), Trans (T) et Queer (Q), (+) pour inclure d’autres variantes d’identité de genre, de caractéristiques sexuelles, ou d’orientation sexuelle, comme l’asexualité, la pansexualité ou la bispiritualité. [3]  Mohamed Amine Jelassi, « Rapport d’analyse des données sur les cas de discrimination récoltés par les points Anti-Discrimination », 2020 : https://minorityrights.org/wp-content/uploads/2020/05/rapport-PAD-discrimination-2019-FR.pdf [4]  Observations préliminaires sur la visite en Tunisie par l’Expert indépendant sur la protection contre la violence et la discrimination fondées sur l’orientation sexuelle et l’identité de genre : https://www.ohchr.org/AR/NewsEvents/Pages/DisplayNews.aspx?NewsID=27174&LangID=A [5]  Cisgenre (cis-identité) désigne la correspondance de l’identité de genre au genre biologique de la personne, ce qui lui permet d’accomplir aisément le rôle social assigné aux hommes et aux femmes. [6] Interview de l’activiste queer Rania Amdouni par Jeune Afrique : https://www.jeuneafrique.com/1206551/societe/tunisie-rania-amdouni-jai-ete-condamnee-pour-des-raisons-100-politiques/ [7]  Simon Louvet, « En Tunisie, l’homophobie tue », Inkyfada, 18 mai 2016 : https://inkyfada.com/fr/2016/05/18/crimes-homophobie-tunisie-droits-lgbt-idahot2016/ [8]  L’article 230 du code pénal tunisien stipule que « « la sodomie, si elle ne rentre dans aucun des cas prévus aux articles précédents est punie de l’emprisonnement pendant trois ans » : https://www.ilo.org/dyn/natlex/docs/ELECTRONIC/61250/60936/F1198127290/TUN-61250.pdf [9]  Ramy Khouili et Daniel Levine-Spound, Article 230 : une histoire de la criminalisation de l’homosexualité en Tunisie, Tunis, Simpact, 2019 : https://article230.com/wp-content/uploads/2019/07/Livre-Article-230-FR-WEB.pdf  

Références bibliographiques
Le contributeur

Hazem Chikhaoui

professeur d'enseignement secondaire en philosophie, chercheur en études du genre à l'Université de la Manouba, militant intersectionnel et intéressé par les affaires culturelles

Revenir en haut